Souvenirs
en d'autres termes
Il y a longtemps que
je suis entré
Je me souviens que je ne parlais
pas, que mes doigts s'emmêlaient de ce qui ne les regardaient
pas. Je me souviens du papier peint à fleurs dérangées,
de la pendule qui louchait d'une aiguille à tricoter le temps
déjà s'efface. Je me souviens de la fenêtre dorée,
du néon et des postillons de la machine à café,
qu'ils veuillent bien me le pardonner, je me souviens que je ne parlais
pas.
Ils m'ont mis dans un coin avec des
étagères et des livres de poussière dans l'il,
un fauteuil à roulettes, un buvard, quelques feuilles de carbone,
une plume de corbeau, de l'encre de poulpe bleu, un poster dans un cadre
respectueux, une lampe allogène avec un bec de lièvre.
Ils m'ont dit que j'étais
le nouveau poète.
Ils m'ont dit que les formulaires pour les rimes se trouvaient dans
le tiroir caisse, ils m'ont dit que mon budget " muse " s'élevait
à 120. Ils m'ont dit qu'il y avait un globe oculaire dans le
bureau du questeur, ils m'ont dit que les vers ne devaient pas dépasser
dans la marge et que mes fautes d'orthographe seraient pris en charge
par ma mutuelle. Ils ont alors ajouté que mon salaire se calculerait
sur la base des 10 % retranchés de mon vocabulaire en année
lunaire, indexée sur le prix de ma postérité.
Puis ils m'ont laissé avec
une feuille blanche, ils m'ont juste ôté ma cravate et
mes lacets, sans un mot, en guise de confidence.
Mes premiers poèmes furent
ceux-là en 7 exemplaires reliés sans commentaire, compilés
d'un tremblement de terre. Tous les mois, le questeur me sonnait comme
un laquais et je lui apportais mes uvres incomplètes. Mes
premiers poèmes avaient la jouvencelle manie de leur toilette,
une ombrelle et les joues empourprées d'orgueil et de pudeur,
le pas lent et la grâce d'une otarie, le froissement d'un jupon
à l'hémistiche et le rire idiot de la bourgeoisie.
Puis je me suis défait de
leur monotonie, cette époque nouvelle, je la baptisais Regrets
avec une majuscule pour avoir l'air quelque part sur la page de garde.
J'ai dû tout regretter sans l'ombre d'un oubli. Sans remords,
aujourd'hui, je revois ces longues plaintes en forme d'excuse, souvenir
lointain d'un exil en Lithanie, assis assez à la terrasse des
nostalgies à siroter une Mea Culpa chuchotée de chantilly
dans l'oreille d'un muet. Regrets pour les uns, regrets pour les aubes
crépusculaires, regrets d'angoisse, regrets d'enfance, d'en face,
je revois la fenêtre ouverte où je jouais du courant d'air.
Regrets d'un regard grave ou guerre. Regrets, te dire enfin je t'aime
dans un entonnoir et puis mes larmes, nos larmes indiscrètes,
la brume où tu disparais sans un regret.
J'ai entamé ensuite l'ère
des solides familiers, avec une préférence pour les objets
métalliques à cause peut-être de leurs cliquetis
sur la moquette. Le premier de cette série fut sans doute l'arrosoir
du cimetière parce qu'il fallait bien honorer la mémoire
de ces frères tombés lors de la baveuse guerre dans une
embuscade de treillis mécaniques. Ils sont morts d'un éclat
de rire au teint grenade sur la poitrine, au grade de la patrie stupide,
partis sans laisser d'adresse, on n'a enseveli que des morceaux de restes,
toute ADN confondue. J'arrose leurs cyclamens d'une eau de bière
en chantant des marseillaises obscènes et des cantiques de blasphèmes.
Je me suis alors intéressé au balais que chevauchaient
jadis les sorcières, balais au bout desquels flottent des serpillières,
balais pour défiler au pas des automates avec la peur au manche
à l'idée de saluer l'aspirateur des logis. Quelques tasses
de thé ont inspiré des pages plus calmes entre deux rêveries
puis j'ai détaillé sans relâche toute l'argenterie
mais je crois qu'il m'ont censuré depuis.
J'inaugurais alors la période
des 12 couleurs que je confondis du regard d'un chromatisme incertain
proche de la daltonie. Je ne retiens aujourd'hui que le bleu de mes
larmes et l'immensité de son océan endurci. Bleu, avec
un peu de sang entre les deux yeux, là où se loge la balle
des inquisiteurs hésitants.
Que dire ensuite de ma longue expérience
de la poésie burlesque symphonique ? Elle ne fit rire que les
stagiaires qui d'ailleurs gloussaient même lorsque la porte grinçait.
Rire, rire du singe, rire du vieux clown, ivre mors sur la chaussée
déformée, lente agonie à côté de chez
vous, sous le regard hilare d'une lune complice. Rire d'accord, mais
rire d 'abord avec prudence surtout si les téléviseurs
véhéments vous ont à la mire.
J'abordais enfin des sujets intimes
dans un recueil discret intitulé : chapitre érotique.
J'ai couché entre ces pages toutes les filles de l'étage
même la vieille madame Redingote, celle qui radote au téléphone.
Je les ai couchées dans leurs fantasmes de soie, dans la folie
des chairs qui s'inspirent de la dentelle pour communier, je les ai
touchées inimaginables et j'ai même conçu des mots
pour cela, des mots lapilleux aux accents racornis à ne pas mettre
dans toutes les bouches. Puis, je les ai mêlées comme le
font les araignées dans une même caresse opale, en respectant
toutes leurs réticences feintes ou simulées jusqu'à
les confondre dans l'orgasme. J'ai bien entendu écouté
à d'autres portes mais je n'ai pas voulu choquer d'éventuels
archevêques pudibonds, je ne parlerai donc pas du sexe des anges
qui pend comme une orange. Par contre je déshabillerai bien un
moine pèlerin, ôtant un à un ces oripeaux de bure
et lorsqu'il ne tremblera plus que d'un maillot kaki, de bas rêches
filés et d'un string chapelé alors, je lui lirai les bulles
apocryphes qu'un pape maudit a glissées dans le creux de mon
oreille humide.
J'ai écris quelques contes
où des marcheurs usaient leur semelle dans le vent des contraires,
une fois, une fée et puis l'épée dans la tourmente
qui se répète. Des contes d'animaux polyglottes ou troglodytes
allez savoir pourquoi, des contes où la forêt multiplie
ses arbres sans aucun motif lorsque se voile la lumière entre
ces branches griffes. Un conte d'une femme tellement usé par
la parole que sa peau radotait les mêmes os, une vieille qui vous
vend ses isbas sur pilotis avec une vue imprenable sur votre solitude.
C'est alors qu'il faut entrer dans des chaumières abandonnées
où grince la cheminée lorsque le bois se fraye un chemin
de fumée, une cheminée d'où tombent les membres
d'un homme qui rit ou qui diable dans sa barbe. Là, un lit ou
plutôt la paillasse d'un défunt frêle comme une allumette,
une table qui se dresse d'un mot de tous les mets que je ne connaissais
pas et le petit banc où la Mort aime se fixer. Puis vient le
temps des princesses enlevées qu'il faut chercher par delà
les chaînes d'océans, des princesses parfois si belles
qu'on dirait des images. Alors tuons les dragons ou les baleines, tuons
les serpents qui multiplient leurs têtes, tuons ces ogres fatigués
assis sur un coin de montagne dont les pieds se balancent en enfer.
Tuons d'un coup de dé, d'un geste noueux, d'une ruse d'indien,
tuons et fuyons sur des chevaux de feu en jetant derrière nous
nos derniers regrets, un peigne, un miroir et l'eau de tes larmes, fuyons
jusqu'au palais qui n'existe que dans nos rêves.
J'ai commis quelques pastiches de
textes fétiches, fresques impossibles, je parodiais les notes
de service de notre questeur que je signais d'un homonyme sobriquet
pour ne pas prendre trop de risques. J'ai détourné aussi
les missives de mon huissier et celles de mon banquier mais je n'ai
pas touché à tes lettres d'amour, sauf peut-être
la fin pour la rime en toujours. J'ai remplacé adieu par
à deux, tu n'y verrais que du feu. Ensuite, je me suis
englouti dans des rêves sans fin, j'ai repris une à une
les notices techniques des machines ménagères avec une
préférence affirmée pour le frigidaire, ce qui
laisse un froid fritillaire dans les cheveux.
J'en passe et des meilleurs, des
poèmes bucoliques dans le jardin des vaches où je parlais
frais d'un cresson azuré et des trèfles porte-limace qui
sentent bon la rosée lorsque le troupeau défile vers l'abattoir
au son du pipeau ou du gai étourneau. J'ai parlé de voyages
par delà et plus loin, par les quatre chemins jusqu'aux plages
coquillages des couleurs cartes postales. Là, des jeunes filles
revêtues des coutumes ancestrales dansent nues, dune de sable,
face à face d'aventure, des chemises tropicales et des pieds
sandalettes y retrouvent le pas des guerriers oubliés de l'empire
colonial, ils piétinent sans pitié l'enfant verre qui
mendie sa roupie quotidienne, son revers de dollar. Je n'ai pas osé
revenir lorsque le volcan a vomi son curaçao de sang. Notez encore
l'édition de ma correspondance sans importance, les vux
de bonne année et les condoléances chaque fois qu'un député
trempait sa langue dans une bouche vermicelle.
Derniers poèmes et je range
mes crayons... Vous l'avez compris, c'était il y a longtemps,
avant même les premières avaries. Je vide le cendrier et
la dernière page et j'attends le nouvel équipage pour
lui tendre la main maculée d'encre sympathique. L'heure de la
retraite a sonné à l'horloge argentée, tout l'étage
est venu comme pour me saluer, même madame Redingote a tenu à
m'embrasser. Le questeur a parlé en ouvrant ses classeurs, les
stagiaires ont ri lorsque la porte a grincé, puis un verre de
champagne, enfin, de mousseux où se trempent des doigts et des
langues de chats, un paquet mal ficelé que j'aurai aimé
prendre dans tes bras.
Je suis parti comme j'étais
entré sans parler, et mes doigts se démêlent de
ce qui ne les regardent pas, le papier se peint de fleurs dérangées,
la pendule louche encore de la même aiguille à tricoter,
la fenêtre est sans doute fermée à cause des courants
d'air, le néon et les postillons de la machine à café
ne me le pardonnent toujours pas.
La dernière
nuit
A: Tu as déjà
lu des livres de science fiction, toi ?
B: Bah, Oui !, pour qui me prends-tu ? Et toi ?
A: Jamais, et c'est bien ?
B: Evidemment, c'est génial, surtout les effets spéciaux.
A: C'est comment ?
B: Spécial.
A: Et tu as lu quoi ?
B: Le Petit Prince.
A: Vas-y, raconte-moi, l'histoire et les effets spéciaux.
B: Ca ne se raconte pas, y'a un petit prince sur une planète...
A: Et les effets spéciaux ?
B: C'est quand il dessine un mouton.
A: Moi, ça me fait rêver. Regarde les étoiles dans
le ciel, c'est un ciel de science-fiction, ça!
B: Comment peux-tu le dire, tu n'en lis jamais ?
A: J'imagine que la science-fiction, c'est avec des étoiles,
toute une pincée parsemée sur un voile noir et avec mon
doigt, je fais l'omnibus galactique...
B: Avec un aquarium sur la tête, tu as l'air d'un astronaute de
triste augure, tu parles sans savoir, tu veux que je t'en dise des secrets
?
A: Des vrais secrets, alors.
B: De l'intersidéral.
A: Vas-y...
B: Tu as entendu parler des étoiles filantes ?
A: Non, c'est quoi ?
B: Tu vois les étoiles, elles sont comme des diamants punaisés
sur un mur qui n'existe pas et, parfois, elles se décrochent
et si tu en vois une, tu fais un vu et il se réalise.
A: Là-bas, sur la colline, c'est une étoile, une filante!
Regarde, elle passe derrière un arbre!
B: Mais non, c'est une voiture qui traverse le bois, c'est la route
d'Arkham que tu vois et sur la colline, la petite étoile, c'est
la maison du Père Morlock. Une étoile filante, ça
ne vient pas comme ça, il faut l'attendre, scruter le ciel pendant
des heures et puis elle apparaît.
A: C'est assez comme attente ?
B: Pas assez!
A: Et maintenant ?
B: Pas encore et si tu parles tout le temps, elles ne tomberont pas.
A chaque fois que tu prononces un mot, ça remet le compteur à
zéro, c'est comme une minute de silence sauf que c'est plus long.
Il faut de la concentration.
B: Tu as vu ?
A: Superbe!
B: Tu as fait un voeu ?
A: Même deux!
B: Il n'y a que le premier qui compte.
A: C'est quoi ton vu ?
B: Si je te le confie, il s'annule. A présent, je peux te dire
un autre secret.
A: Un vrai ?
B: De l'incommensurable. Ecoute, les étoiles, elles sont vivantes.
A: Vivantes ?
B: Elles naissent et meurent en lumière ; lorsqu'une étoile
trépasse, elle s'éteint et elle disparaît du ciel.
Il semble que certaines sont tellement lointaines que le jour où
elles s'estompent, on ne les voit plus que le lendemain ou la semaine
d'après. Les plus grosses nous arrivent en morceau, un fil de
feu qui s'effiloche en ombre...
A: Mais pendant qu'elles sont mortes... avant, elles éclairent
toujours ?
B: Oui.
A: Des étoiles zombies ?
B: Oui, enfin non. Où elles sont, elles n'existent plus mais
la lumière qui les éclaire nous prévient en retard.
A: Je ne comprends pas.
B: C'est parce qu'elles sont loin. Quand tu es loin, c'est comme ça.
Si je reste là avec un briquet allumé et que tu recules
de dix pas, tu verras.
A: J'y vais. 10,9,8,7,6,5,4,3,2,1, c'est bon!
B: Tu vois la lumière ?
A: Oui.
B: C'est l'étoile, elle est vivante.
A: Je la vois.
B: Quand je crie STOP, c'est qu'elle est morte. Je l'éteins en
même temps que je crie mais toi, tu ne la verras disparaître
qu'au bout de quelques instants. Prêt ?
A: Oui!
B: STOP. Alors ?
A: En même temps.
B: C'est parce qu'on n'est pas assez loin, recule encore de dix pas.
A: Ok!
B: C'est bon ?
A: Vas-y!
B: STOP.
A: Pareil, en même temps.
B: Dix pas!
A: OK!
B:STOP.
A: Pareil.
B: Dix pas!
A: OK!
B: STOP. Ohé! STOP! Alors ?
B: J'ai dit STOP!
A: Viens voir!
B: Quoi ?
A: Un secret!
B: Un vrai secret ?
A: De l'intergalactique!
B: Tu es où ?
A: Ici, dans le trou, je suis tombé en reculant.
B: Et alors ?
A: Dans le trou, y'a quelque chose.
B: Quoi ?
A: Tu ne devineras jamais ?
B: De la boue ?
A: Non.
B: Un lapin blanc avec une montre ?
A: Non plus.
B: La Game Boy d' E.T. ?
A: Encore moins.
B: La perruque d'Alien ?
A: Perdu.
B: Dis-le-moi, ce n'est plus très amusant.
A: Dans le trou, il y a un effet spécial.
B: Un vrai ?
A: Du cosmique.
B: Je descends.
B: C'est géant!
A: Et tu n'as pas encore vu le dedans.
B: On peut entrer à l'intérieur ?
A: Par là, suis-moi.
B: Il fait noir.
A: Et maintenant, attention, lumières!
B: Whoua!
A: Ca c'est un secret, un vrai secret...
B: Mais c'est quoi ?
A: Un effet spécial, un vrai, ni un gadget, ni une invention
littéraire.
B: Il y a pleins de boutons, pleins d'écrans, on se croirait
aux commandes de la dernière console Véga.
A: Sauf qu'ici, il ne s'agit plus d'un jeu mais de la vie.
B: Peut-être mais si on ignore comment fonctionne ce bidule et
à quoi il sert, on n'est pas plus avancé qu'une poule
sur un terrain de foot.
A: C'est peut-être un observatoire.
B: Pour étudier quoi ?
A: Les lapins dans leur terrier, tu ne t'es jamais demandé comment
ils faisaient pour filmer les lapins sous terre ?
B: Si, souvent mais c'est bizarre.
A: Qu'est-ce qui est bizarre ?
B: Le machin, il n'est pas enterré, il est au fond d'un trou
; à mon avis, il est tombé du ciel, tu sais, c'est comme
un crachat qui choit dans la purée, plus tu le lâches de
haut et plus le cratère est gros. Et bien à en croire
sa profondeur, ce truc vient certainement de très loin.
A: Tu veux dire que c'est un bidule de science-fiction ?
B: Une sorte d'engin pour aller sur d'autres planètes comme les
soucoupes volantes...
A: Oui mais tu as déjà vu des soucoupes en forme d'uf
?
B: Mais c'est parce que les occupants de ce vaisseau sont plus évolués
que les Martiens. Tu te rappelles les photos de voitures en noir et
blanc ?
A: Oui.
B: Tu te souviens de leurs formes ?
A: Oui, elles avaient des formes vieilles.
B: Et aujourd'hui, nos voitures sont des ovoïdes comme cet engin
; il y a eu évolution, des progrès technologiques parallèles
chez nous et chez les extra-terrestres.
A: Alors, ça doit utiliser de l'essence sans plomb.
B: Ne dis pas de sottises, avec un tel carburant, ils ne pourraient
pas entreprendre de tels voyages, il doit s'agir d'une source d'énergie
que nous ne soupçonnons pas.
A: L'imagination.
B: Et pourquoi ?
A: C'est le maître qui nous l'a dit en classe: " vous ne
soupçonnez pas la puissance de votre imagination ".
B: Mais oui, c'est cela, c'est la force mentale qui propulse le vaisseau.
A: Avec nous, c'est mal parti, si on parvient jusqu'à la baraque
du Père Morlock avant demain, ça sera déjà
un exploit.
B: Tu parles pour toi, j'ai eu un 10 en rédaction.
A: Alors, on fait comme ça, toi, tu pilotes et moi, je t'assiste.
Asseyons-nous chacun dans un fauteuil, attachons nos ceintures au cas
où...
B: Au cas où quoi ?
A: On ne sait jamais, une petite panne de matière grise, ça
arrive, l'autre jour en récitation, tu as bien oublié
un vers de Paul Eluard.
B: C'était un trou de mémoire.
A: C'est tout aussi redoutable, imagine que l'on tombe dedans, moi,
je n'ai pas envie de finir mes jours sur un recoin inexploré
de ta cervelle. Mets les gaz.
B: Il faut de la concentration...
A: J'ai compris, je me tais.
A: On décolle!!!
B: Regarde, d'ici, la Terre est bleue comme une...
A: Orange !!!
B: Quoi orange ?
A: L'écran, il clignote orange, on risque l'explosion, il faut
atterrir!!!
B: Calme-toi, je me concentre.
A: Mais on va exploser, l'écran est rouge à présent!
B: Tu ne comprends donc rien ?
A: Euh! Non...
B: Quelles couleurs a-t-il pris depuis le décollage ?
A: Plusieurs, mais pour l'instant il vire au rouge et c'est inquiétant.
B: Et avant ?
A: A l'orange.
B: Et encore avant ?
A: Au bleu.
B: Il était bleu lorsque je pensai à la Terre puis orange
parce que j'ai imaginé ce fruit et s'il est rouge à présent,
c'est parce que tu m'énerves. Tu es stupide, notre vaisseau fonctionne
grâce à mon imagination et cet écran visualise l'état
de mes images mentales.
A: Et pourquoi as-tu pensé à une orange en évoquant
la Terre ?
B: Je ne sais pas, j'ai un...
A: Trou de mémoire, non!!!
B: Cramponne-toi.
A: Fais quelque chose on s'écrase!
B: Alors ferme-là!
A: Je ne peux pas parce que j'ai peur et lorsque j'ai peur, je parle
tout le temps.
B: Mais si tu parles, je ne peux pas me concentrer et tu auras encore
plus peur.
A: C'est bien ce qui m'effraye et c'est pour cela que je ne me tais
pas.
B: Alors c'est foutu.
A: Quel choc. Eh! Tu es mort ?
B: Non, juste évanoui.
A: Tu m'as fait peur. On est où ?
B: Je n'en sais rien, mais une chose est certaine, nous ne sommes plus
sur la Terre et je n'ai pas l'impression que nous quitterons cet endroit
comme nous y sommes entrés. Tous les circuits sont en panne.
A: C'est une autre planète ?
B: Un autre monde perdu dans un trou de mémoire.
A: Comment c'est un trou mémoire.
B: Comment veux-tu que je te le dise, j'ai forcément oublié.
A: L'air est respirable ?
B: Il faut faire un test. Je vais introduire dans cette atmosphère
ce ballon de baudruche à l'aide du bras robot.
A: Alors ?
B: Attends, je le récupère. Voilà. Bon, il nous
faut un cobaye..
A: On le joue à la courte-paille. Je mets ces deux bouts d'allumette
dans mes mains, les mains dans mon dos et je recule d'un mètre.
Alors, la gauche ou la droite ?
B: Tu ne triches pas ?
A: Non.
B: Alors la gauche.
A: Comment as-tu deviné ?
B: C'est facile, je te connais, lorsque tu triches, tu mets le bout
dans ta main droite. Bon, respire mais pas trop.
A: Et si c'est irrespirable ?
B: Tu ne respires pas.
A: C'est bon, c'est même très bon, ça sent la vanille.
B: Alors, on peut sortir.
B: Nous foulons cette terre nouvelle. Je baptise ce monde Amnésie,
j'ai conscience que ces premiers pas représentent un grand bond
pour l'Humanité, en posant le pied sur ce sol inexploré
nous entrons dans la légende, nous écrivons une grande
page d'Histoire.
A: C'est un peu le désert par ici.
B: Logique, je ne suis pas assez grand pour avoir oublié trop
de choses.
A: Quand même à ce point, et regarde le ciel, il n'y a
pas un soleil, pas une étoile, pas un nuage.
B: Tu ne trouveras pas non plus d'océan, je pense toujours à
son immensité.
A: Il y a bien une chose que tu as laissé de côté,
un arbre, une montagne, une pierre, le rosier sur le balcon, tu ne penses
jamais à l'arroser.
B: Regardes, il est là! Il est tout fané, c'est ma mère
qui va être contente.
A: Et on va par où ?
B: Je ne sais pas... Je sais...
A: Quoi ?
B: Ce que j'ai oublié, j'ai oublié d'apprendre ma leçon
de physique qui portait sur...
A: La pesanteur, eh! on vole, regarde, je fais la brasse piquée
comme un busard.
B: Attention!!!
A: Aïe!!! Tu aurais pu ranger ta planche à roulettes.
B: Je n'y pense jamais.
A: Et pourquoi, ça sent la vanille ici ?
B: Je l'ignore.
A: Tu n'as pas oublié les glaces de cet été par
hasard ?
B: Ah! Ca non!
A: Le parfum de ta mère peut-être ?
B: Elle, c'est l'opium, je lui en ai offert un flacon pour Noël,
ça m'a coûté la moitié de mes économies.
A: C'est vrai ta mère, c'est une baba-cool.
B: Et pourquoi dis-tu cela ?
B: C'est la mienne qui me l'a dit.
B: Et pourquoi, elle dit ça la tienne ?
A: Parce que ta mère participe aux manifestations contre la centrale
et puis parce qu'elle se parfume avec de l'opium, j'ai vu un reportage
à la télé: les baba-cools, ils planent avec ça
et puis après lorsqu'ils redescendent, ils sont des has-been
qui se reconvertissent à l'écologie pour être à
la mode.
B: Parce que la tienne avec ses réunions Tuperware, elle n'est
pas ringarde.
A: Peut-être mais dans ses boites, elle range le rôti froid
dans le frigidaire, vous, ça ne risque pas de vous arrivez, vous
devez être végéterriens.
B: D'abord on dit TARIEN...
A: Taré.
B: Mais où allons-nous ? Nous sommes en train d'oublier que nous
sommes amis.
A: Les meilleurs amis de la Terre.
B: Et les seuls de ce monde là.
A: Et pour la vanille ?
B: Attends, je cherche.
A: Si tu veux, je fais la Madeleine, c'est un truc de ma mère,
lorsqu'elle oublie quelque chose.
B: Parce qu'elle lit en plus ?
A: Non, elle regarde la télé.
B: Y'avait de la musique...
A: Sur quelle chaîne ?
B: Mais non, dans mon souvenir oublié. De la musique et des gens
qui dansaient.
A: Un mariage ?
B: Non, c'est nous qui guinchions.
A: Alors, c'est la boum chez Bastien.
B: Oui, je me la rappelle et il y avait une fille...
A: Plus d'une!
B: Mais celle-là sentait la vanille.
A: Une fille qu'on connaît ?
B: Non, je ne l'ai remarquée que vers la fin, sur le balcon,
juste un regard et son parfum, nous avons marché sur une plage
de sable fin puis je l'ai oubliée.
A: C'est elle sur le balcon, à côté du rosier ?
B: Comme elle est belle!
A: Donc, c'est elle. Tu es un peu amoureux, toi ?
B: Non, c'est une fille, voilà tout.
A: Avoue, tes yeux la dévorent...
B: C'est pour ne plus l'oublier.
A: Peut-être nous renseignera-t-elle ta dulcinée ? Il faudrait
songer à revenir sur notre plancher des vaches parce que celui
là commence à m'angoisser.
B: Tu as vu ses cheveux, lorsque le soleil s'y prend les pieds, il y
dépose d'autres reflets.
A: Mais il n'y a pas de soleil.
B: Il n'existe que dans ses cheveux.
A: On essaye de lui parler ?
B: Et sa bouche, tu as vu comme elle se pince, une telle tristesse dans
son sourire.
A: Nous ne sommes pas prêts de redescendre sur Terre.
B: Je ne trouverai jamais les mots pour décrire son visage, peut-être
une saison ou l'odeur des feuilles, le bruit d'un ruisseau ou le murmure
du vent dans un champ de fleurs...
A: Le cri d'une huître que l'on avale, le craquement d'une coquille
d'escargot sous un pied bot, le pet d'un cheval au trot le rire d'une
hyène devant un film de zombies.
B: Tu ne comprends pas, tu ne l'entends pas...
A: Elle est très loin, si tu veux, on se rapproche, on lui parle
et on s'en va.
B: Je voudrais être un rocher baigné par les caresses de
ses vagues.
A: C'est bon, tu restes là, comme un roc, je me hisse, allez,
un effort! C'est bon, je suis sur le balcon, attrape ma main, d'ici
tu verras, le paysage est admirable, ça fait un peu carte postale,
la belle à sa fenêtre mais bon, il n'y a pas de honte à
faire un peu de tourisme. Aide-toi un peu, tu es si lourd....
A: Vous ne vous dites rien, vous ne vous embrassez pas, c'est bien la
peine d'escalader toutes ces montagnes pour en arriver là! Faîtes
un effort, toi, déclame lui ta flamme, une poésie s'impose,
c'est de circonstance... Mais où avais-je la tête, monsieur
n'a pas appris sa récitation... Pour les besoins du cur,
j'accepte un rôle de souffleur dans votre romance:
" Le sommeil a pris ton empreinte
Et la colore de tes yeux. "
Ca tourne au monologue votre love-story,
je veux bien tenir les chandelles mais à condition qu'elles brûlent
un peu du feu de la passion. Faudrait penser à raviver vos étincelles,
vous ne briller pas plus qu'une étoile oxydée, j'ai les
yeux rouges à force de vous enclore dans mes pupilles dilatées,
est-ce la fatigue ou la tristesse ?
Je suis tellement vieux à
la fin de ce siècle que je pleure les nostalgies de mes enfances
retrouvées ; comme je les voyais toujours dessiner les constellations,
je n'ai jamais pris conscience de mon éloignement, aujourd'hui,
je me souviens de très loin, une fille dans les bras, un parfum
de vanille, j'étais jeune et je marchais dans le vent.
Et cette lumière qui se dérobe
à mon regard, cette ombre portée avec quelques retards,
c'est ma vie, ma vie terminée depuis longtemps et qui ne s'éteint
que ce soir. Tel un fil lumineux effiloché dans le ciel de ma
mémoire...
Étoile morte tombe à
mes pieds dans un ultime fracas incandescent ; je souhaite en un instant
revivre les joies de mon enfance puis je sillonnerais une dernière
fois, dans le bois, la petite route qui mène à Arkham,
debout sur ma planche à roulettes, à toute vitesse, je
descendrais la colline où niche le père Morlock.
Le sommeil a pris ton empreinte
Et la colore de tes yeux.
FIN
L'ILE DE GRANIT
Grise debout sur l'azur, vacille et coupe l'horizon puis s'estompe
ou se confond dans la longue chevelure brume.
Traîne coton que le vent mène sur les terres, que d'enfants,
d'imaginaires crayons, peignent d'être éphémère.
Regard qui se laisse à l'étendue sans même voir
les vagues que la coque profilée fend inlassablement,
Sans même voir le dos rond des baleines ou celui des dauphins,
ni le vol habitué de ces oiseaux marins ;
Sans même voir la longue trace d'écriture que le bateau
abandonne derrière lui, vague aplatie et monotone qui se reforme
peut-être à quelques miles de là ;
Sans même voir la lente traîne grise qui s'échappe
régulière de la cheminée et qui se brise en d'innombrables
morceaux de laine que le ciel récupère.
Regard qui se laisse à cet
abandon propice à la rêverie où vien-nent ici et
là se mélanger les pensées les plus dépareillées
dans un ma-quis d'images, de cistes et d'idées, de myrthes mélancolies,
d'agaves souvenirs où de joyeux arbousiers entrela-cent les mots
d'un antique asphodèle. Un parfum qui flotte encore à
l'esprit lorsqu'on revient à soi, juste le temps d'apercevoir
sur la mer, le soleil qui se noie dans ses dernières lueurs déclinées
en d'orange frémissements rouges d'ombres.
Doucement descend d'une vigie invisible
le chant triste d'un marin qui en-veloppe le bateau d'un faible halo
mélodieux, un mince voile sonore qui éloigne d'un accord
la masse indistincte que l'on osait à peine se représenter.
Quelle me-nace imperceptible nous berces-tu, roulis imperturbable ?
On devine alors les frayeurs que ressentent nos compagnons d'Odyssée
que des siècles séparent.
Dernier frisson qui vous décide
à regagner votre cabine en suivant ce long couloir où
se découpent des ombres portées vacillantes par de faibles
veilleuses ; chacune se glisse silencieuse dans son étroite cellule
et se plonge, profonde, dans ces vagues pensées que le sommeil
autorise.
Parfois d'insomnies océanes,
vous remplissez de bruits vos oreilles captives et là, étendu
sur votre couchette, vous écoutez les cliquetis du mobilier métallique
qui suivent et miment le bercement régulier du navire ou bien
les ronflements plus lointains des machines, cris de ferraille et de
vapeur qui remplissent votre cabine.
Anonymes, aussi, des pas se pressent ou ralentissent juste devant la
porte, hésitent et puis repartent et des éclats de rires,
qui ne sont peut-être que l'écho de la brise, tapissent
par voix ce fond sonore.
Plus distincts, quelques craquements se font entendre dans la pièce,
s'ils persistent, n'insistez pas, ce sont sûrement les jeux nocturnes
d'un rongeur voya-geur, passager clandestin, embarqué d'Ailleurs
dans un port d'Asie et qui cherche, en vain, à rejoindre un cousin
d'Amérique ; à moins que ça ne soit la visite d'un
capitaine fantôme, celui qui, dit-on, hante le bateau les nuits
d'insomnies. Amant des mers et poète, il a, autrefois, jambe
de bois, succombé à ces fièvres mystérieuses
que les marins fré-quentent à chacune de leurs escales
dans les replis secrets des villes portuaires. Ange gardien, il veille
et vous protège, dormez bien.
Si le matin crachin bruine sur le hublot, triste tropique, vous resterez
au chaud entre les pages d'un livre de voyage ou bien vous noterez sur
un grand cahier à spirales, en vers ou en prose, vos rêves
d'aventurier.
Voir un pays insulaire, une montagne
dans la mer où sur une plage vous débar-quez et avancez
vers de paisibles indigènes puis échangez leur liberté
contre de la pacotille au nom sacré du progrès qui scintille.
Voir un pays insulaire, goûter
son hospitalité dans un village perché à fleur
de roche, chasser le mouflon tant qu'il y en a et s'enivrer de vins
et de chansons, de mots d'adieu et de promesses qu'on oublie une fois
l'encre sèche.
Voir un pays insulté que l'on
brûle et vide de l'intérieur garder toujours espoir et
dignité.
La plume traîne indolente sur la feuille que le poète abandonne
pour suivre par le hublot le vol des oiseaux dont la ronde se dessine
aux limites de l'ovale puis s'invente quand s'évadent d'un clin
d'oeil volatile ces discrets acrobates et c'est un jeu subtil de prévoir
l'instant précis et l'endroit choisis où, d'invisible,
la farandole en plumes se révèle au regard ; de s'oublier
jusqu'à renverser, d'un battement d'aile, l'encrier posé
entre les plis secrets du drap rêche et voir se dessiner sur ce
buvard improvisé la carte d'un pays jusqu'à là
ignorée, à peine sèche.
Cet incident créateur vous
oblige à vous lever et comme ces dieux volages vous vous détournez
aussitôt de cet univers engendré par mégarde. Dehors,
c'est un soleil de quart qui accueille vos pas et vous rejouez imperturbable
à contempler la mer dans le déroulement infini de sa lame
comme s'il fallait inlassablement répéter avec toujours
moins de force les échos de la veille.
Un froissement blanc sous une fine ombrelle, un visage de faïence;
Un froissement blanc, transparent
de lumière qui réduit en cendre fine les cou-leurs des
palettes que nous octroyaient jadis le ciel et la mer ;
Un froissement blanc, vaporeuse demoiselle,
opale d'anglaise, sourire et dentelle,
Un froissement blanc qui s'estompe
au coin des rêves quand elle passe derrière la passerelle.
Presser le pas en sens inverse pour
la croiser de l'autre côté et peut-être même
pour échanger des politesses mais c'est un mystère de
n'y trouver que son lointain parfum et un simple voile blanc qui entrelace
lentement de sa présence un cordage d'acier. Trop loin, pour
la main, il flotte au vent et aux embruns, vous nargue encore un peu
d'une impression parfumée et lentement se détache et se
noue autour d'une flamme d'écume.
Plus loin, dans la cale ouverte où
les caisses s'entassent et laissent d'inex-tricables couloirs perdre
votre regard, vous abandonnez cette tristesse. Vous sui-vez du haut
de la passerelle les multiples chemins de cet étrange labyrinthe
comme ailleurs, enfant, lorsque sur une feuille, vous tiriez ce fil
d'Ariane entre les lignes d'encre bleue tracées selon un plan
dont la complexité toujours plus grande vous réjouissait.
De brefs instants volés et délectables dans un coin de
la classe mais qui s'achevaient à chaque fois inexorablement
par un face à face re-doutable avec le Minotaure d'alors, l'instituteur
courroucé que vous deviez affronter dans un bredouillement de
larmes.
Les marins ont aménagé
là un tripot clandestin où ils se détendent d'un
verre de vin, des cartes à chaque main. Pour l'instant, au milieu
de ce dédale tortueux, ils s'amusent à torturer l'oiseau
qu'ils ont capturé. Les uns l'imitent d'un pas boiteux en bavant
d'alcool et traînent de lourdes ailes imaginaires, les autres
plus féroces lui roussissent le bec à l'aide d'un brûle-gueule.
Vous étiez vous aussi complice en d'autres temps de ces atroces
supplices qui ravissent les en-fants inquisiteurs en quête des
secrets que détient la nature et qui vous fasci-naient jusqu'à
vous aveugler. Mais ce spectacle vous écoeure à présent
et vous tournez la tête pour fuir ces monstres imbibés
titubants qui ne vous inspirent plus qu'un profond dégoût
clos sur vous même.
Un homme les fixe aussi étrangement
d'un oeil calme et perçant ; ce voya-geur en exil ne retrouve-t-il
pas là, sur les cartes usées par tant de doigts posés,
les champs de bataille qu'il avait labourés au nom des libertés
? Et toutes ces barbaries que la scène nous dévoile sont
autant de blessures qui saignent sa dé-faite sur les rives tragiques
et amères d'un Golo imaginaire, pourtant il garde ouverts ses
yeux d'espoir et de dignité.
C'est fou ce qu'un homme peut boire lorsqu'il est seul! Sur ce bateau
une pièce est réservée à celui qui désire
se recueillir, là, où attablé, l'on s'enivre de
ses propres paroles devant une feuille où une fiole de vin verse
ses mystères dans une vieille timbale ; là, où
personne ne cherche à percer vos secrets, vous partagez avec
vous-même cette mélancolie que procure tout éloignement.
Le monde n'y semble qu'un bavardage de trop perdu entre deux verres
qui balivernent un brouhaha d'ambiance quand s'habille d'un silence
cette taverne d'une embellie d'esprit.
Combien d'entre nous y ont noirci des pages d'écritures par hébétude
bien en dessous de la ligne de flottaison quand tremblent d'une virgule
les mains à la merci d'un mot ? Combien d'entre nous se sont
laissé aller à contempler l'unique habitué de ce
lieu figé en vers en cet endroit, une immobile silhouette qui
s'habille d'un romantisme ancien d'officier anglais à la retraite,
un mannequin en bois dont les yeux peints burent jusqu'à plus
soif nos rêves d'écrivains ? Dans ce regard éteint
peut-être puiserez-vous l'infime humanité que d'autres
ont dû laisser couler entre leurs pages ? Vous ébriéterez
alors à votre tour vos intimes secrets sans vous soucier ce jour
de ce muet confident parfois si éloquent du coin de l'oeil.
Tout voyage connaît une tempête et la notre fût terrible,
j'en tremble encore au-jourd'hui en l'écrivant. Tout était
calme et nous voguions près de récifs qui dé-chirent
ça et là le voile translucide d'océan d'un éboulis
d'écume. On dit ce lieu maudit, craint par les marins les plus
habiles mais ce ne sont que de vieilles lé-gendes ancrées
au fond des mers et qui ne trouvent plus de place dans nos mo-dernes
angoisses, peut-être.
Je me tenais sur le pont goûtant
l'onde d'extases lorsque je crûs voir sur un rocher à fleur
de l'eau la silhouette d'un homme revê-tue d'une cape noire lever
les mains au ciel et déchaîner alors les forces de la mer.
Ses pieds disparaissaient dans cette bave blanchâtre qui s'échappe
parfois des bouches de la roche mais là, soudain, elle se mua
en une vague qui confondit le ciel d'orages. Des trombes d'eau s'abattirent
sur nous, affaissant par moments l'océan, le crevassant profond
et l'élevant par contraste en d'autres endroits. Le bateau s'arma
du courage des hommes d'équipage et lui, de son rocher, haran-guait
les vagues et les requins excités par le remous des algues. Le
combat fût âpre comme le sont ceux qui opposent le bien
et le mal. L'océan grimaçait sa mauvaise humeur dans une
moue houleuse et nous sentions si proche notre dernière heure.
Dieu ne nous sauva pas d'un miracle passé de mode aussi nous
rendîmes grâce aux savoir-faire des ouvriers qui armèrent
ce bateau contre les excès d'une mer aux colères impériales.
La suite retourne au calme,
convalescence du navire, qu'on va panser,
évé-nements qu'on va laisser dormir dans nos mémoires
en confidence.
Déjà de premières brumes annoncent le terme de
ce voyage et l'on distingue à peine la forme que la terre ferme
élève dans ce nuage ; et ce visage pourtant étranger
qui se dessine confus dans ces roches de brume, qui se révèle
pétrifié d'éther pour la pre-mière fois
à nos regards, nous semble bien familier et bien réel
après ces longues semaines de traversée incertaine.
Déchirement lent de l'aube
sur l'azur,
des formes se dessinent ocres d'écritures
et se devinent même, sur un sentier pierreux, des hommes qui descendent
heureux vers la petite plage, un trou de sable dans la montagne qui
s'élève parcourue de murs et de chemins, d'arbres et de
frissons, recouverte d'épines et de jardins, de pâturages
où passent et paissent nombreux en flocons les troupeaux lourds
de l'hiver, où pèse aux pierres en suspension un paisible
village baigné par un torrent brouillon. Ses larmes s'écoulent
de ces sommets qui se découpent en d'autres hauteurs, roches
qui s'habillent d'hommes et se dissipent à l'oeil d'un courant
d'air marin.
Enveloppe de fumée où
chacun se devine, les yeux dans le ciel, où chacun se dessine
la forme d'un voyage, debout, de la falaise qui s'estompe dans l'eau
ou du haut d'un balcon de banlieue grisée d'azur austère.
L'U-TO-PIE
L'histoire en panne sur le bord du chemin,
l'idée n'y fait guère plus qu'une médiocre embardée,
roulée boulée dans le fossé comme un vieux pneu
oublié. Ejecté le poète, tout emberlificoté
dans le fil barbelé qui enclôt un pré où
paissent impassibles de paisibles bovidés qui relisent Ovide
dans le regard livide d'un train électrique.
On ne perturbe pas ainsi une vache qui rumine sa coutume ancestrale,
et celle-là, c'est un taureau qui rêve de corridas ; j'ai
beau courir mais mes jambes ne font que deux, même à mon
cou, elles sont encore trop lourdes. C'est un pommier, ma planche de
salut, je m'y accroche et m'y écorche la langue de bois pour
éviter que l'autre ne m'embroche ; un peu plus et vous lisiez
le premier poète écorné!
Entre les feuilles, là où se croisent deux branches sans
se saluer, un nid abandonné d'autruches qui se sont fait la belle:
" parti sans laisser d'adresse, ne faire suivre mon courrier
qu'en cas de bonnes nouvelles, le jour où mon député
pondra un arrêté efficace et juste, interdisant la chasse
à l'autruche... ".
Sous un tas de papier, facture de téléphone, avis de passage
des cigognes et autre feuille d'impôt forestier... rien! Vous
pensiez que je trouverai là, caché, un de ces anneaux
magiques oublié dans ce lit douillet par une quelconque légende
et bien vous vous trompez, il n'y a pas une coquille d'oeuf, pas même
une plume à se mettre sous la dent, je n'ai plus qu'à
manger des pommes et à attendre que l'heure du rut me délivre
de la brute qui me garde encore rancune. L'heure dure toute la journée,
c'est à croire que le mâle n'est plus ce qu'il était.
La nuit, sous la lune, je traverse le pré déjà
tout confus de rosée que j'en rougis par les trous qui lassent
mes souliers. Comme il arrive souvent, le champ se limite à l'horizon
par une ligne au flottement de plomb et l'orage en dit long sur les
fines gouttes de lamentations que je venais juste de fouler.
La pluie porte conseil surtout la nuit, je devais me hâter pour
ne pas être trempé jusqu'à l'os. Une telle force
dans la giboulée, ça vous lifte la peau jusqu'au trognon,
un glissement d'épiderme et tout ce que vous comptez de chair
choit sans retenue dans une flaque flasque que la lune honore d'un bâillement
d'auréole. Même la moelle se mêle et s'amalgame à
la mélasse du moi humide et moite, ça barbote et ça
déborde comme fleuve dans l'ornière et ça rigole
à perdre la tête plus la pente accélère le
flot de bon humus jusqu'à me rehausser de boue.
Il y a des hiboux qui forcent sur la dose, comment diable peut-on hululer
de la sorte ? Et l'écho du loup lune à petits pas entre
les feuillages froissés par un vent froid dans le dos mais je
ne me retourne pas.
Lieu où je pose mes yeux, lueur, une aubaine, mieux, c'est une
auberge qui accueille sans doute le voyageur qui sommeille en chacun
de nous. L'enseigne peinte en lettres rouges grince avec un accent de
rouille.
L'aubergiste force un sourire de nez cassé et sa femme n'a que
l'haleine d'une mauvaise bouche. Il y a des têtes qui roulent
sur la table des yeux pochards d'ivrognes hébétés,
on me fait une place en pinçant quelques culs de bouteilles qui
roulent sous la table leurs derrières de verre. Elle m'apporte
un ragoût à l'arôme équivoque où flotte
encore la coque d'un fayot et un matelot en loques qui implore les requins.
A boire! Je n'avais jamais jusqu'à là goûté
un vin coupé à l'eau de boudin. Ils aiment les récits
des voyageurs égarés, le mien les fascine, c'est écrit
dans leurs yeux surtout lorsque j'évoque l'épisode du
nid perché dans le pommier. " Z'êtes certain que y
avait rien sous les plumes ? " me redemande le taulier.
Ma chambre s'éclaire à la bougie pour relire un vieux
poète maudit. La pluie a dû trouver la toiture à
son goût parce qu'elle y a fait des trous jusque dans le plancher.
On ne parlera pas du sommier ni du pauvre mobilier toujours à
quémander un clou, à boiter d'un pied lorsqu'il n'est
pas borgne d'un tiroir. Dehors la pluie a repris les chemins de traverse
et il est doux de l'écouter chanter sur les dernières
tuiles qui protègent ma tête. Il devait être minuit
et quelques gouttes lorsque les deux filous, à pas de loup, ont
commencé le ménage dans ma chambre, échangeant
à voix basse quelques mots dans un étrange langage:
- Il devait bien y avoir une bague dans ce nid!
- J'ai déjà fait les poches, je te dis qu'il n'y a rien.
- Mais si c'est un petit, tu n'as pas dû le trouver, regarde mieux.
- Tu m'embêtes à la fin, c'est vide, tu comprends, cette
poche est aussi vide que ta sale caboche.
- Ce n'est pas possible, il y en a toujours des anneaux dans les nids
pour faire les voeux. Ou alors, il l'a sur lui.
- Pas aux doigts...
- Regarde dans la bouche...
- Là non plus, et je ne vois rien dans le nez.
- Les oreilles, c'est dans les oreilles!
- Elles sont pleines de terre, il y pousse même un chêne,
il n'y a plus de place pour autre chose.
- Sous les aisselles!
- Rien.
- Dans le nombril...
- Pareil.
- Les pieds, aux doigts de pieds ou aux orteils.
- C'est la même chose.
- Mais tu n'as pas regardé!
- Je disais juste que les doigts de pieds et les orteils, c'est le même
membre, c'est comme un chat et un greffier.
- C'est pas des membres, ça, idiote!
- C'est toi le crétin, c'est les mêmes mots.
- Non parce que les chats z'ont pas de pieds, y a que les hommes et
les cochons qui en ont.
- Un orteil, un doigt de pied, un chat et un greffier, un homme et un
cochon, c'est comme ils disent des synonymes.
- Des sinonimes!
- Avec deux Y.
- Avec deux Y en plus! Fichtre! Alors, ce type doit être bigrement
savant.
- Il en l'air en tout cas.
- Il doit être malin, rusé, un rien taquin, malicieux,
raison de plus pour mieux chercher. Tu vas les fouiller ces pieds!
- Il n'y a rien, toujours rien.
- Écarte-les, dès fois qu'entre deux doigts...
- Pas la peine, y a trop de mycoses et puis, ça se verrait.
- Alors...
- C'est...
- Dans le...
- On va pas fouiller là tout de même!
- Quand il faut le faire, il faut le faire.
- Tu dis ça parce que c'est moi qui dois le faire.
- Chacun sa place et les poules seront mieux gardées.
- Les vaches.
- Quoi les vaches!
- C'est pas les poules qu'on dit mais les vaches: " à chacun
son métier, les vaches seront mieux gardées ".
- C'est encore un synonyme ?
- Non, un proverbe.
- Mais c'est une vrai mine d'or ce type, bon tu le regardes ou tu le
regardes pas ?
- Oui mais alors juste un coup d'oeil.
- Alors ?
- Attend, il est tout serré.
- T'as qu'à cracher.
- Alors?
- J'y vois rien, il fait trop noir.
- Prends la bougie.
- Merde!
- Quoi merde ?
- La cire, je lui ai bouché avec de la cire.
- Et y avait quelque chose ?
- Oui, mais pas ce qu'on cherche.
- Alors, c'est foutu. Demain, s'il nous demande son chemin, on lui indiquera
une mauvaise route...
- Ca lui fera les pieds et je sais de quoi je cause.
- Bon, allons-nous coucher, j'ai plein de synonymes qui me trottent
dans la tête.
- Avec toi, je m'attends surtout à une anthologie d'antinomies.
Dès les premières lueurs, le rideau a cédé
sous la pression des flots de l'aube, les dernières ombres ont
été portées dans les recoins les plus certains
jusqu'à la nuit prochaine. J'ai bu un café qui n'avait
sans doute pas trop écorché son filtre, goûtant
les charmes de la quiétude matinale, un gazouillis d'oiseaux
sur mes tartines beurrées et mes deux hôtes pensifs qui
ne disent rien. Je me lève, les salue et je le leur demande mon
chemin, c'est étrange, il me semblait pourtant que je devais
suivre un autre sentier. Je marche tant que j'en perds mes souliers,
je n'ai plus que la peau sur les pieds.
Ca doit être le ragoût qui cogne à ma panse les trois
coups sans ordonnance. Madame repasse ses amants qu'elle range dans
un tiroir en pensant à monsieur qui chasse ses idées noires
dans une réserve de pinards. Mais le rideau ne se lève
pas, c'est un fainéant ou bien il fait semblant de se croire
en hiver, comme un soleil tombé dans un cercle polaire.
Les herbes s'envahissent de fleurs à colorier d'une abeille et
des milliers de fourmis jouent du péplum sur un pétale
de rose. Les larves ne sont encore qu'un bâillement de cocon avant
d'éternuer une aile de papillon. L'éléphant des
prés souffle dans sa coquille des mélodies de bave qu'un
bourdon reprend d'un ton plus grave.
Lorsque le vent se lève, il est pareil à un géant
qui chemine vers vous, marcher devient alors une sombre affaire d'effort
à moins qu'il ne vous porte comme une feuille d'automne. Vous
chaussez léger une paire de bottes de sept lieux et d'un pas
débonnaire, vous foulez la neige des cieux où se dresse
courant d'air un palais majestueux. D'une fenêtre, se penche brune
une belle qui déroule ses longs cheveux de brume. Mais à
chanter à contrevent, sa voix se perd dans le reflux des océans,
aussi vous la laissez s'époumoner à perdre haleine sur
le dos des baleines.
Plus loin, une forêt m'entrelace entre ses ronces lasses, je froisse
sa robe à l'effeuillage, sa peau sauvage contre la mienne et
je m'endors dans ses bras, calme, le coeur en larmes égratigné
par la dentelle de son corsage. Par ce climat humide et moite, la moindre
blessure s'infecte à la grande joie de toute une bande d'insectes
et autre colporteur de gangrène et j'en suis couvert comme un
vieux tronc picoré par les vers, j'héberge au moins deux
fourmilières adverses qui déclenchent des guerres pour
d'infimes portions de chair. Une narine comme quartier général
et l'autre, un bordel de campagne avec ces dames légères
comme une bulle de champagne. Deux sentinelles veillent au coin des
lèvres non loin de la frontière. Le soleil s'y couche
et laisse sur la barbe un reflet flou d'automne jusque dans les moustaches.
Une ombre, une rafale, une tête qui valse aux sons du clairon
qui roule ses gros yeux lorsque les tambours deux par deux annoncent
l'assaut final. Les soldats encore endormis dans les bras de leurs femmes
se livrent à un massacre entre les draps du lit, ils s'arrachent
à coups de sabre à l'étreinte de leur douce compagnie
et brisent encerclés leur reflet dans la glace, ils meurent sans
avoir enfilé leurs godasses. Dans les deux camps, le même
carnage, la même idée, la même envie de tuer, dans
toutes les chambres, un homme mort de chaque côté du miroir,
à ses pieds, une femme, la tête tranchée et sur
la chaise, plié, l'uniforme de parade.
Je me réveille gribouillé par tant de pattes de fourmis
que j'en oublie de les compter et lorsque je me lève, le vent
les emporte sous ces pas, il ne me reste que le souvenir engourdi d'un
rêve.
Je marche sans savoir quand sur le sol, une patte, puis une autre et
ainsi de suite, tel le grand tamanoir je suis un chemin qui fourmille
d'idées, un chemin parsemé de cadavres jusqu'au millier
d'ombres et d'oubliés. Me voilà devant le château
toujours plus grand à mesure que j'avance, une lourde porte à
laquelle je cogne à coups de museau. Mon hôte est un cyclone
éclopé de l'oeil, il me tâte et s'étonne
de la maigreur de mes bras. Sa table inaugure un musée de la
gastronomie où toutes les provinces que vous dessinez même
les plus imaginaires y mêlent leur grain de sel. Je mange avec
l'appétit d'un estomac encore préoccupé par un
ancien repas aussi me force-t-il un peu la bouche à l'aide d'un
entonnoir puis il me colle un bouchon dans la gorge pour que ça
ne remonte pas. La journée est si longue que le palais se démesure,
j'y traîne une langue dans chacune de ses chambres où il
y a toujours une femme plus belle que les autres qui m'invite à
descendre dans l'écurie mais je n'ai pas la force de sortir.
Je ne sais pas pourquoi elles m'offrent toutes un peigne, un flacon
et un miroir moi, je les garde en souvenir de celles que j'ai aimées.
L'heure est au dîner, à ce régime-là, mon
poids bascule d'une allure exponentielle, aller, hop! au bain Marie,
petit cochon tout gras...Me voilà dans une baignoire parfumée
de persil et j'ignore si c'est une quelconque envie qui gonfle fièrement
ma panse ou la secrète alchimie de la fermentation du ragoût
mais je prends très vite de belles formes de montgolfière.
Je m'élève malgré sa colère et je l'évite
en jouant d'un courant d'air, son courroux éructe et m'expire
par la fenêtre ouverte.
D'ici les hommes ressemblent à des fourmis et puis ils deviennent
tellement petits que ça ne me regarde plus. Au début,
je m'amusais dans les nuages à la chasse à l'autruche
migratrice mais la nature pusillanime de ce volatile n'anime guère
le jeu, je les retrouvai la tête enfoncée dans une dune
de brume. Alors parlons, mais il n'est pas très volubile, je
me demande même s'il vole ou s'il ne fait pas plutôt semblant,
c'est un oiseau rêveur que je dessine sur une page nue que le
vent étire sur toute une ligne d'azur. Les nuages sont comme
des glaçons, ils fondent à la chaleur, des petits morceaux
de banquise qui moutonnent au gré de la brise, il n'est pas rare
qu'un manchot s'y endorme, le temps d'un somme et son radeau n'est plus
qu'un mince filet invisible, aussi choit-il... Plus bas, on se dit qu'il
commence à pleuvoir.
Il est une chose que les terriens ignorent lorsqu'ils plantent leur
nez dans le ciel azuré et qu'ils soulagent une subite envie de
mélancolie d'un romantisme bucolique, lorsqu'ils parlent aux
arbres et aux étoiles, c'est le parfum des nuages qui ne se respire
que là-haut ; bien sûr, me direz-vous, encore faut-il ne
pas survoler une usine mais reniflez-vous les fleurs des pots d'échappement
ou l'haleine des bouches d'égouts ? Je m'ondoie frais et léger
dans cet arôme de lenteur, l'âme en baume et je dérive
tel un fantôme sur une feuille d'automne au milieu d'un lac parfaitement
immobile.
Décrire le ciel, c'est comme parler de la mer mais la tête
à l'envers, l'orage-tempête, la vague-nuage, écume
de brume, l'étoile polaire de mer et même les poissons
volants comme des mouettes, il ne manque que les baleines mais je pense
incarner ce céleste mammifère vu le ballonnement excédé
de ma panse. Sur le tranchant de l'horizon, ces deux reflets ne s'unissent-ils
pas d'un même saignement de lumière ?
Encore un bond et j'atteins le soleil, je ne l'ai jamais vu d'aussi
près aussi suis-je obligé, ébloui, vous me comprenez,
de l'observer les yeux fermés. Que d'idées reçues,
que d'aphorismes approximatifs fondent aujourd'hui, ne sont-elles pas
éphémères les neiges de nos sommets les plus élevés
? Il ne tourne pas rond autour de la Terre, je suis formel, il ressemble
à un gros citron hérissé de tiges de lave et ce
que l'on appelle un rayon n'est en fait qu'une sorte d'antenne à
la base très solide dirigée vers un point de l'univers
pour transmettre un message à la vitesse de la lumière.
Lorsque l'un d'eux frôle notre planète, on s'y prélasse
sur une plage sans chercher à le comprendre, on bronze sans écouter
ce qui se raconte aux confins de l'infini, les palabres éternels
ne brunissent que les seins de madame ce qui réjouit monsieur
déjà bien halé de teint. Si un rayon tombe en panne,
on dit que l'été est pourri et l'on préfère
la montagne parce qu'on ne sait pas quoi faire de la mer lorsque le
ciel est gris.
L'air réchauffé semble attiré par le bouillonnement
de l'astre, c'est une énorme chaudière et je vais terminer
ma course en anonyme combustible, il fait si chaud que j'en rougis déjà
me dénudant peu à peu par lambeaux, une chaleur à
fondre le plus résistant des métaux alors un morceau de
chair ou un bout de cire ne reste pas longtemps solide. Il se produit
en moi une réaction en chaîne, un courant d'air aux deux
extrêmes ouverts, le gaz se libère et m'entraîne
dans sa chute, je ne suis qu'une vieille baudruche d'un inconvenant
dégonflement au mieux une boule incandescente plongée
au beau milieu de l'océan, alors faites un voeu si vous êtes
amoureux.
Décrire la mer, c'est comme parler du ciel mais la tête
à l'envers aussi pour ne pas recommencer décidé-je
un dos crawlé. L'océan chausse tellement grand que les
poètes pour l'habiller ont rêvé des tailles incommensurables
et la probabilité de tomber à proximité d'un îlot
même le plus falot est de l'ordre d'une goutte d'eau dans une
dune de sable ; j'ai eu la chance d'amerrir dans les bras d'un requin-
taureau, plus féroce qu'un tigre, plus rapide qu'un lièvre,
enfin bref un requin-ménagerie un peu comme il existe des hommes
orchestres ou des machines à tuer condensées en un simple
transistor dont l'arsenal s'échelonne de l'empoisonnement au
gaz moutarde à la désintégration totale en passant
par l'irradiation intégrale, le commutateur se positionne cette
fois sur morsure, mâchoire maximale. Le fauve rebondit
comme un singe en cavale de vague en vague, passe et repasse ses robes
animales du flot au fou, du faux au flou, la forme de plus en plus incertaine
mais dans le fond, il reste le même. Sur son biceps droit, un
tatouage, à ma mère et plus bas, une autre dédicace
à l'intérieur d'un coeur de squale, Isidore Ducasse.
- Quel précieux tête à tête, la compagnie
d'un poète à l'instant du trépas...
- Ou en guise de repas... Je suis Sélacienne, Ménestrelle-ogresse
des palais océans, je chante le cri de celui qui jadis fut mon
maître et mon amant.
- Pour célébrer sa gloire, j'ai composé maintes
fois d'insignifiants poèmes.
- Vous me mettez l'eau à la bouche.
- Si vous pouviez vous en contenter...
- Ne vous faites pas trop prier.
- Le brouhaha des vagues, des cris et du canon d'alarme
M'enivraient d'un silence délectable,
J'avais les yeux dans la tempête.
Où se démâtent et se débattent les hommes
d'équipage,
Des vagues rouges dans le regard squale,
J'avais les yeux dans la tempête.
A ceux qui gardent encore espoir
J'arrache les entrailles,
Et j'avale à pleine bouche l'extase,
J'avais les yeux dans la tempête.
- Vous le connaissez, il est toujours de ce monde ?
- Lorsqu'un requin ne vient pas contrarier leur destin, les poètes
sont immortels. Je fréquente un cercle littéraire où
votre ami est très apprécié, ils me conseillent,
m'encouragent et j'ai voulu lui rendre hommage.
- Vous parle-t-il de moi ?
- Comment pourrait-il oublier son premier amour ?
- Je vous propose un marché: je vous ramène chez vous
et vous lui transmettez un message.
- J'accepte, donnez-le moi.
- Alors, je vous embrasse.
- Avec la langue ...
- C'est la langue ou les dents...
- Allons-y...
- Pas comme cela, fermez les yeux...
- Je n'ai pas trop confiance, j'en ferme un et l'autre je le laisse
en sentinelle.
- Un peu de romantisme, prenez-moi dans vos bras, faites moi tourner
dans le sens des vagues... Quelle étreinte! Vous êtes le
roi de la galoche, un vrai baiser de cinoche, cette langue ne doit pas
trop traîner dans votre poche.
- C'est ma nature d'écrivain.
- Vous me rendez folle.
A dos de requin, l'océan restreint son exubérance marine
au point de ne tenir que dans une ligne littorale, une dernière
lame sans fond que les eaux confondent déjà avec les dunes.
Sur le sable, je n'ai plus pied mais seulement une nageoire incapable
de porter ce corps à l'écaille brûlée par
un soleil estival. Je revois la carpe tomber de son bocal à s'en
rompre les os, claudiquer sur le carrelage dans un mince filet d'eau
et mes rires d'enfant qui menaient le bal se faufilent en écho
jusque dans ma flaque.
Enfin, je retrouve l'allure du bipède, c'est qu'un cycliste recouvre
toujours l'usage du vélo, je marche au milieu d'une nature méconnaissable,
une étendue sans fin de dunes et de vent, c'est dire l'ampleur
de cette plage. Parfois, je croise un de mes semblables, il ne parle
pas, il erre comme une fourmi orpheline après un orage. Les villes
ont laissé leur place à des cratères, les forêts
alignent des allumettes au lieu des chênes centenaires et les
rivières ont quitté le lit conjugal pour suivre leurs
chimères. Marcher devient alors le seul calvaire que l'humanité
tolère encore, sans boire, sans manger, marcher avec le poids
trop lourd de son propre corps ou marcher sans avancer. J'en vois se
délester d'un oeil ou s'arracher une main, j'en vois se percer
l'estomac et pisser l'intestin, j'en vois se fendre la gueule et s'abreuver
du sang qu'il picole en chemin, en chantant tels nos antiques ivrognes
des cantiques à la gloire de la charogne.
Je porte une bien lourde besace que je me résigne à laisser
derrière moi, souvenirs de ces femmes que j'aurais pu aimer,
souvenir de la beauté, d'un sourire, d'un regard, souvenirs désuets
d'une ultime nostalgie, anachronisme du poète dans ce pays sans
vie. Je jette comme jadis on jetait le fer à cheval par-dessus
une épaule, je jette un peigne, un flacon et un miroir derrière
moi. Mon premier est une rose que mon deuxième arrose, mon troisième
une colline qui l'ombrage de paix, mon tout est un monde où renaît
l'espoir.
La Secrétaire
- Ecrivez : "note à l'adresse indiquée, deux points,
mettons en trois, et puis je ne sais pas... "
- Ca aussi ?
- Je ne sais pas. Si, non, n'écrivez pas ça!. Ne soyez
pas gourde à présent, j'ai l'impression de m'adresser
à un godet et un godet vide de surcroît.
- ...
- Cessez de pleurnicher, on ne vous avait jamais dit que vous étiez
gourde ?
- Si... Mais godet, jamais.
- Je retire le godet, ça vous va ?
- Je ne sais pas.
- Comment ça, vous ne savez pas, écoutez mon petit, dans
la vie, il ne faut pas hésiter ou alors vous resterez un godet
jusqu'à votre mort.
- Ne me parlez pas de ma mort, je vous en prie.
- Peut-être même le resterez-vous après votre mort
!
- J'ai peur de la mort.
- Et en plus vous êtes superstitieuse ! Bon reprenons, où
en étais-je ?
- Je ne sais pas...
- Ne recommencez pas, décidez-vous une fois pour toute !
- Mais c'est là que nous étions à " je ne
sais pas ".
- Je le sais, vous ne saviez pas si je devais retirer le godet ou pas,
mais moi je voulais revenir dans le texte et pour l'instant, le godet,
je le maintiens.
- Mais c'est vous qui disiez : " je sais pas ", tenez, lisez...
- C'est absurde, je sais toujours, je ne suis jamais indécis,
c'est d'ailleurs ce que je vous disais. Vous avez sans doute mal entendu
ou peut-être rêvassiez-vous, cela expliquerait votre comportement
de godet.
- Vous avez toujours raison.
- C'est pour cela que l'on me paie : je suis un décideur, moi.
- Et vous décidez quoi ?
- A propos de quoi ?
- De la Mort.
- En voilà un sujet !
- C'est vous qui en parliez.
- J'en parlais comme ça, sans y penser, ça m'a échapper.
- Ca commence toujours comme ça, on n'y pense pas, on se laisse
aller et puis...
- Et puis quoi ! Qu'est-ce qu'elle a la Mort ?
- C'est à vous de me le dire.
- Je n'en sais rien, je vous ai dit que j'avais dit cela sans y penser.
- Vous êtes moins sûr de vous, on dirait.
- On dirait rien du tout, je sais et puis c'est tout !
- Que savez-vous donc qui vous effraye ?
- Rien.
- Vous ignorez donc quelque chose.
- Non, non et non, je disais " rien ", parce que je n'ai peur
de rien.
- On a peur que de ce que l'on ne connaît pas, vous en conviendrez.
- Oui.
- Et la Mort vous est inconnue ?
- Je suis vivant, moi ! La Mort, quelle belle affaire ! Ah ! bien sur,
lorsqu'on se laisse aller à la facilité d'une futile croyance,
c'est facile : un paradis doré avec des petits anges pour vous
servir un nectar étrange, et une musique ambiante qui vous berce
pour l'éternité... Ou mieux, la réincarnation...
Je meurs et renaît en serveuse dans un routier crasseux, en chat
de ma tante ou en pissotière borgne, que d'inepties pour les
frileux! Croire n'efface pas la peur, ça la dissimule.
- Je devrais noter cela, c'est une réflexion intéressante.
- Vous n'êtes pas là pour ça.
- Oh, moi, je dis cela comme ça, si ça vous rassure de
croire que vous savez tout sur la Mort, si cela vous arrange, tant mieux
pour vous.
- Vous mettez en doute mon savoir ?
- Oui.
- Quel toupet !
- Alors, allez y, parlez-moi de la mort.
- C'est une obsession chez vous, faudrait consulter un psychanalyste,
vous avez dû trop désirer votre père lorsque vous
étiez enfant ou peut-être avez-vous déjà
tué, un frère, même, c'est cela, votre frère
aîné, trop brillant qui vous étouffait.
- Si ça vous permet de vous défiler, continuez...
- Je ne me défile pas, j'assume !
- Je vous écoute.
- D'accord, je vous révèle tout sur le sujet puis, vous
prenez la porte, c'est compris ?
- D'accord.
- La Mort, c'est, comment dire... La Mort, c'est... Ce n'est pas facile,
vous risquez de ne rien comprendre.
- Simplifiez alors.
- Impossible, le sujet est trop complexe.
- Développez alors sans vous soucier de moi.
- Avec des mots compliqués ? Des concepts abstraits ? Des références
absconses ?
- Si ça vous chante.
- Bon, prenez la Vie, le concept de vie, le moi qui se pense, enfin
je veux dire l'état de conscience et bien, imaginez une sorte
de... une sorte de....
- D'état d'inconscience ?
- Non, la mort n'est pas un rêve...
- Un fantasme alors ?
- Non, c'est plus compliqué, je cherche une métaphore...
La notion de plein par exemple et celle de vide...
- Vous insinuez qu'un godet vide, c'est un godet mort ? C'est charmant.
- Vous embrouillez tout. Prenez le néant, le néant, c'est
la Mort !
- Vous opposez ce qui existe à ce qui n'existe pas. Ca tout le
monde le sait ! Y a la Mort et y a la Vie.
- C'est une métaphore... Je me perds un peu... Pour penser la
Mort, il faut penser la vie, c'est tout. C'est comme pour pensez l'obscurité,
vous devez d'abord connaître la lumière.
La secrétaire se lève
et d'une démarche généreuse, elle se dirige vers
l'interrupteur. Elle éteint la lumière.
- Comme ça ?
- Rallumez, s'il-vous plaît.
- Vous avez peur ?
- Non, mais ça m'angoisse.
- Vous jouez avec les mots...
- Si vous voulez, mais rallumez !
- Pour vous la mort, c'est l'obscurité, ce que vous ne voyez
pas en quelque sorte. La mort vous effraye parce que vous ne la connaissez
pas.
- Si !
- Non, la preuve, vous la confondez avec vos angoisses, vous seriez
incapables de la reconnaître même après avoir discuté
avec elle en tête-à-tête.
- Je...
- Allez, dictez-moi, vos dernières volontés, ensuite,
nous partirons, par la porte, évidemment, il faut bien franchir
un seuil..