Les
briseurs de rêves
Lorsque je vois sur les devantures
des kiosques à journaux, sétaler les manchettes
racoleuses de la presse à scandale, ces torchons infâmes
pudiquement dealés sous lappellation de presse people,
jai plus que du dégoût, des accès de révolte,
presque des flambées de haine et de violence difficilement réprimées.
Comment des journalistes, sans foi ni loi, au mépris de toute
éthique et de toute déontologie, peuvent-ils se vautrer
dans la fange, fouiller avec délectation dans les poubelles de
leurs contemporains, pour peu quils possèdent, ne serait-ce
que momentanément, un capital de notoriété négociable
? Ils espionnent, traquent leurs proies pour leur arracher leurs immondes
secrets quils jetteront en pâture à un lectorat avide
et pervers. Et si leurs investigations ne révèlent aucune
tare honteuse, nul adultère, pas la plus petite déviance
digne dintérêt, quimporte
Ils inventent
! Le public nattend pas la vérité, il veut du sensationnel
!
Bien sûr, personne ne lit ces hebdomadaires gluants de vice !
A peine les achète-t-on pour se convaincre de lexistence
dune telle absurdité malsaine, pour rire de ses voisins
crédules mais coupables et pour dénoncer cette ignominie
ambiante
Ces briseurs de rêves me répugnent !
Naturellement, je vous imagine soupirer, narquois ou agacés.
Vous êtes sans doute convaincus quil ne sagit, une
fois de plus, que dune indignation convenue, du rabâchage
dun discours éculé, et cela à peu de frais,
bref des paroles creuses comme en produisent tout vertueux refoulé
Vous vous trompez ! Il ne sagit pas, en tout cas pas seulement,
de morale, de respect de la dignité humaine et de droit à
la vie privée. Mon aversion pour ces professionnels des caniveaux
est surtout dordre personnel. Jai été moi-même
la cible de ces charognards. Et plus important que ma dérisoire
personne, un être cher en a été la victime !
Cela sest passé il y a vingt-cinq ans, juste lannée
du bac. Javais encore beaucoup à étudier pour massurer
les meilleures chances de réussite, même avec lexcellence
de la préparation à Henri IV, un des plus prestigieux
lycées parisiens, mais le dilettantisme était déjà
un trait dominant de ma personnalité. Ce mercredi après-midi,
javais donc préféré traîner seul sur
les Champs-Elysées. Je navais prévu aucun divertissement,
ni séance de cinéma, ni visite à des camarades
qui plus sérieux que moi devaient sans doute être
en train de bûcher !-, javais simplement voulu ne pas demeurer
chez moi afin de ne pas me soumettre à la tentation de plonger
dans un bouquin de maths ou de physique. En fait, je ne craignais pas
tellement que ma conscience torturée me pousse à létude,
je redoutais surtout les litanies de reproches de ma mère que
ma désinvolture exaspérait ! Javais marché
une bonne partie de laprès-midi, sans but mais sans ennui.
Me promener, sans contrainte dhoraires et de travail, était
à lépoque ma seule ambition.
En parvenant près de
la Place Cambronne, je notais une plus grande effervescence quà
laccoutumée au-dessous du métro aérien, à
une heure où les services de la voirie municipale ont depuis
longtemps fait disparaître les détritus et les restes demballages
produits par le marché du matin. Il y avait des barrières
métalliques qui déviaient la circulation piétonnière
vers les bords des rues encadrant le terre-plein central qui semblait
réservé à une troupe assez nombreuse sagitant
en tous sens. Un accident, un attentat ? En me rapprochant, je découvris
des installations et un outillage caractéristiques qui me renseignèrent
sur lactivité qui se déroulait dans mon quartier
. Le site était envahi par des hommes et des femmes évoluant
entre des câbles, des projecteurs, une vingtaine de mètres
de rails sur lesquels circulait un wagonnet surmonté dun
siège solidaire dune volumineuse caméra et dautres
équipements dont jignorais les noms, mais qui ne laissait
aucune place au doute : le tournage dun film était en cours.
Des curieux sétaient agglutinés au-delà du
périmètre de travail. Parmi eux, se trouvaient également
des observateurs dont la présence nétait certainement
pas fortuite : bardés dappareils photographiques à
téléobjectifs, ils mitraillaient tous en même temps,
par intermittence, un point précis du plateau que je ne pouvais
encore apercevoir. Me mêlant à eux, je découvris
lobjet de leur attention. Je me souviens très bien, après
toutes ces années, du choc, de léblouissement, de
lémerveillement ressenti : lactrice principale de
ce film, cétait ELLE !
Non, nattendez pas de moi, compte tenu de la suite de cette histoire,
que je vous livre son nom. En aucun cas, mon attitude ne saurait se
comparer à celle des vautours que jexècre ! Ma discrétion
restera sans faille ! Sachez seulement quELLE était une
immense vedette à lépoque et quelle le demeure
aujourdhui, et pas seulement pour les gens de ma génération
! Je nai jamais été très cinéphile,
même dans ma jeunesse, mais je savais tout dELLE. Jaurais
pu être son biographe, jétais et je suis toujours-
un spécialiste de sa carrière et de sa vie. Jai
vu chacun de ses innombrables succès des dizaines de fois, jai
conservé religieusement tous les articles qui lui ont été
consacrés, exceptés naturellement ceux publiés
dans ces torchons malfaisants
Cétait un film policier, que jai vu et revu par la
suite avec une ferveur toute particulière. ELLE était
poursuivie par un homme armé. Des figurants tenaient les rôles
de passants quELLE appelait à laide et qui sempressaient
de séloigner de la menace du revolver . Il y eut plusieurs
prises. La voix tonitruante du metteur en scène interrompait
la séquence pour toutes sortes de motifs.
-« Coupez ! »
Des figurants ne senfuyaient pas assez viteou cétait
le poursuivant qui était trop lent ou trop rapide, ou alors cétait
ELLE qui nétait pas dans le rythme, ELLE nétait
pas tombée suivant les indications, elle ne sétait
pas retournée quand il le fallait
Jassistais à
ces péripéties sans quelles me passionnent vraiment.
Jétais et je suis fasciné par ELLE. Pour moi, ELLE
a toujours été plus quune star, ELLE est mon idole,
mon idéal féminin
Jai ressenti sa nervosité
au fur et mesure des prises successives. Un échange de propos
aigres-doux entre ELLE et le réalisateur amena celui-ci à
signifier une pause dun quart dheure à lensemble
des comédiens et des techniciens. Je discernais plus quun
simple énervement. ELLE était épuisée, à
bout de nerfs. Franchissant le cordon métallique elle traversa
le boulevard de Grenelle et pénétra dans un café
tout proche. Les photographes lavaient suivie et faisaient crépiter
leur flashes. Sans réfléchir, je lui avais moi aussi emboîté
le pas.
Peut-être sur sa demande à ELLE, ou de la propre initiative
du patron, les paparazzi avaient été refoulés de
la salle et assignés en terrasse. Pour ma part, javais
miraculeusement trouvé place à une table voisine de la
sienne.
Plusieurs personnes participant au tournage lavaient rejointe
mais avaient été fraîchement accueillies et ne sétaient
pas attardées. Je lai vue retenir ses larmes, sans y parvenir
entièrement. A-t-ELLE senti que je la fixais ? Son regard a accroché
le mien. Jai lu dans ses yeux une profonde détresse et
un appel au secours. Puis, le metteur en scène sest attablé
à son tour face à elle. Je nai pas entendu ce quil
lui disait, mais je lai entendu, ELLE, répliquer vivement,
avant déclater en sanglots :
-« Assez ! Fous moi la paix ! »
Elle sest levé précipitamment et sest dirigée
vers les toilettes, alors que les obsédés de la pellicule
continuaient à la prendre en photo, à travers la vitrine
du Café. Cest en voyant la moue méprisante de ce
butor qui la suivait du regard en secouant la tête, que je me
suis décidé. Sans savoir ce que jallais faire, je
suis descendu au sous-sol. Jai attendu quelques minutes devant
la porte des toilettes des femmes. LorsquELLE est ressortie, elle
a eu un haut-le-corps en manquant de me heurter. Je restais planté
devant ELLE, dans limpossibilité totale de proférer
le moindre mot. ELLE ma regardé et sest remise à
pleurer. Dune voix implorante, ELLE ma simplement chuchoté
:
-« Sil vous plaît, aidez-moi, appelez un taxi. Je
veux men aller
. »
-« Oui. Retournez à votre table. Je vous préviendrai
»
Un peu plus tard, alors quELLE
avait demandé un petit délai supplémentaire pour
se concentrer en vue dune énième prise, je retournais
dans la salle pour lavertir de loin, dun signe de tête,
que son taxi lattendait, devant lautre accès du Café,
rue du Laos.
Je me serais contenté de cet épisode et de la regarder
partir pour toujours, heureux davoir fait partie de sa vie pendant
quelques minutes
Lorsque, installée dans le véhicule,
ELLE ma invité à la rejoindre dun geste pressant,
je nai pas davantage analysé la situation que précédemment.
ELLE a donné au chauffeur ladresse du Méridien Montparnasse.
Personne na tenté dempêcher notre départ.
Apparemment, nul ne sen était aperçu. Lorsque léquipe
du film comprendrait quelle sétait éclipsée,
elle serait depuis longtemps dans le réconfort de sa chambre
dhôtel. Je savourais le privilège dêtre
assis à son côté, sans rien exiger ni même
espérer de plus. Je supposais quELLE mavait «
embarqué » pour me soustraire, le cas échéant,
à la rage de son metteur en scène, au cas où un
témoin de ma complicité maurait dénoncé.
Je savais que ce voyage merveilleux prendrait bientôt fin. Nous
avons effectué le court trajet sans échanger un mot. Arrivés
rue du Maine, devant lentrée du Méridien, javais
le cur étreint par limminence de la séparation.
Je ne savais même pas quelle formule employer, jétais
désespéré de devoir la quitter sans avoir le courage
de lui déclarer mon admiration, sinon ladulation que je
naurais jamais eu laudace de lui avouer
Si ELLE avait su dissimuler sa fuite à léquipe de
tournage, dautres avaient été plus vigilants : une
nuée de paparazzi se matérialisa soudain devant nous,
faisant usage de leur attirail aveuglant. ELLE a poussé un cri
de surprise paniquée et a levé les bras devant son visage,
dans un geste de défense et dimpuissance. Par un réflexe
protecteur, je me suis jeté sur ces agresseurs pour les repousser.
Dans la bousculade qui sen est suivie, ma chemise a été
déchirée, mais nous avons réussi à nous
réfugier dans lhôtel. Là encore, les intrus
ont été interdits dentrée par le personnel,
soucieux de la tranquillité de leur établissement et de
leur clientèle. Dans une chambre au 3ème étage,
ELLE ma considéré dun air navré :
-« Retirez votre chemise. Elle est fichue. Je vais demander à
la réception de vous en faire monter une. »
ELLE me la ôtée ELLE-même. Pétrifié,
je sentais ses doigts meffleurer. Je ne pouvais pas croire à
ce qui marrivait : Jétais dans une chambre avec ELLE,
et ELLE me déshabillait
ELLE qui avait provoqué
mes premiers émois dadolescent, qui me suscite encore chez
moi la nostalgie dun monde merveilleux à peine entrevu
De légers coups frappés à la porte nous firent
penser que le garçon détage avait fait diligence
pour nous apporter le vêtement demandé. En fait, à
peine la porte ouverte, léclair dun flash témoigna
du harcèlement sans pitié de ces individus ! Un cliché
de la star, avec un jeune homme de quinze ans son cadet qui lavait
enlevée en plein tournage de son dernier film et qui se trouvait
à moitié dénudé dans une chambre dhôtel
avec ELLE, voilà qui devait être un coup de maître
du point de vue de cette espèce nuisible !
ELLE a claqué violemment la porte et sest effondrée
à genoux, le visage enfoui entre ses mains, en laissant échapper
une plainte douloureuse. Je me suis agenouillé face à
ELLE, balbutiant, nosant la toucher, ne sachant comment la consoler
ELLE a découvert son visage et ma regardé tristement.
Lentement, ELLE sest relevée et ma pris la main,
mobligeant à la suivre vers le lit. ELLE sy est allongé
et ma attiré vers ELLE, toujours sans parler, et
Vous, hommes ou femmes, qui
me lisez comme vous feuilletez fébrilement ces magazines odieux,
je vous imagine
non, JE VOUS VOIS pourlécher vos lippes
plus vicieuses que gourmandes, JENTENDS votre souffle accéléré
par une excitation vulgaire et pathétique, JE SAIS que vous réclamez
que je vous relate par le menu détail la scène dont vous-mêmes
nauriez pu être que des acteurs indigents !
Mais comprendrez-vous jamais que votre pitoyable lubricité est
aux antipodes de la pureté de mon rêve ? Etes-vous donc
incapables dappréhender la magie, la caractère sacré
de certains moments exceptionnels dans la vie de deux êtres, lorsquils
sont sur le point de partager ce que vous ne posséderez jamais
? Empêtrés dans vos bas instincts bestiaux, vous ne pouvez
vous élever vers ces sommets dillumination et de béatitude
que je renonce à vous décrire et à vous expliquer
!
Mais mon rêve a été
brisé. Alors, quelle importance maintenant ? Si vous y tenez,
je vais vous dire ce qui sest passé : ma mère ma
secoué dans mon lit et ma dit :
-Christophe ! Debout ! Ton réveil a sonné il y a déjà
une demi-heure ! Tu vas encore être en retard au lycée
Sacré
Lulu !
« Les
fantômes existent. Ce sont les parasites de notre mémoire.
» André Maillet
Eugène Duffieux dit
« Lulu », 75 ans, était certainement le personnage
qui comptait le plus à Saint-Fonsin, petit village du Haut-Lubéron
de 325 âmes. Une petite minorité applaudissait à
chacune de ses incessantes extravagances, limmense majorité
le détestait. Tous guettaient avec enthousiasme ou inquiétude
sa prochaine trouvaille en se demandant quelle victime il choisirait
Lété dernier, une colonie de vacances de jeunes
scouts anglais avait établi son campement, avec lautorisation
du Maire, sur le terrain municipal jouxtant sa propriété.
Sous le prétexte fallacieux que ses voisins provisoires piétinaient
sa pelouse qui tenait dailleurs davantage du champ de mauvaises
herbes que du jardin entretenu -, il avait planté face aux envahisseurs
britanniques un grand écriteau en carton, sur lequel il avait
écrit au feutre gras : « DONT WALK ON THE GRASS,
SMOKE IT » (Ne marchez pas sur lherbe, fumez-la). Il ne
fallait pas chercher dans lutilisation de ce vieux slogan hippie
une quelconque apologie de substances illicites, ni léventuelle
nostalgie dexcès supposés de sa lointaine jeunesse
et encore moins dactuelles pratiques dun vieillard indigne,
mais simplement la volonté de choquer lencadrement «
collet monté » de cette jeunesse bien sous tous rapports.
Dans le même esprit, si daventure un groupe de pacifistes
sétait substitué aux disciples de Baden Powell,
il naurait pas hésité une seconde à diffuser
par haut-parleurs, de la musique militaire ininterrompue !
A une certaine période, il sétait mis à pratiquer,
devant sa maison, un rituel étrange constitué dincantations
en une langue incompréhensible, les yeux au ciel, et de longues
séances de méditation, assis à même le sol
dans une position rappelant vaguement celle du lotus. Les témoins
de ce manège, intrigués, lavaient interrogé.
Lair mystérieux, il détournait la conversation,
renforçant la curiosité de ses voisins. Pressé
de questions, il avait fini par avouer, après avoir fait jurer
le secret, quil était un adepte de la secte du Mandarom
et que son Gourou, Gilbert Bourdin, alias « le Seigneur Hamsah
Manarah », las des tracasseries dont il faisait lobjet à
Castellane dans les Alpes-de-Haute-Provence, avait choisi comme nouveau
lieu dimplantation la commune de Saint-Fonsin, et plus précisément
son terrain ! Le « Messie cosmoplanétaire » allait
faire démonter les statues du Christ cosmique et du bouddha Maitreya,
hautes de plus de vingt mètres, et les faire transporter à
Saint-Fonsin. Lulu ajoutait même, que la construction du «
temple pyramide de l'unité » débuterait dans les
meilleurs délais ! A lappui de ses confidences, Lulu montrait
volontiers une coupure de presse où figurait une photographie
des idoles monumentales, encore érigées, mais plus pour
très longtemps, à Castellane. Bientôt chacun à
Saint-Fonsin pourrait chanter le « Aum , le son du bonheur »,
ajoutait Lulu en extase
Il ne fallut que quelques heures pour que les propos de Lulu fussent
portés à la connaissance de la population saint-fonsinienne
! A peu près tout le monde tenait Lulu pour un cinglé,
mais justement assez cinglé pour sêtre embarqué
dans ce genre dhistoire. Tout le village fut en émoi. Des
habitants lui rendirent visite pour tenter de le raisonner, le curé
en appela au souvenir de son baptême ! Lulu se referma comme une
huître et se barricada chez lui durant plusieurs jours, refusant
douvrir et de répondre à quiconque ! Puis, répondant
à un S.O.S « désepéré » de Lulu,
un journaliste de Cavaillon, correspondant local du Figaro, vint le
voir pour linterviewer. Lulu se garda bien de lui révéler
que tout ce quil savait du Madarom, il lavait précisément
appris en lisant un article de son journal quelques semaines auparavant.
Bien au contraire, il affirma navoir jamais entendu parler de
cette secte et ne pas comprendre le harcèlement dont il était
victime de la part de certaines personnes dont il fournit complaisamment
les noms au journaliste les mêmes personnes à qui
il avait annoncé la venue prochaine du nouveau messie !-. Lulu,
la larme à lil se plaignit de ne même plus
pouvoir se livrer à ses exercices quotidiens de gymnastique en
plein air, devant sa maison. Deux jours plus tard, un article au vitriol
du Figaro titrait : « Du commérage à la psychose
!». Des saint-fonsiniens, nommément cités, y étaient
traités de « corbeaux » et de « gestapistes
», alors que Lulu était présenté comme un
petit vieux inoffensif sur lequel sétait abattue la bêtise
et la méchanceté de ses contemporains !
Eugène Duffieux était un provocateur né, un contradicteur
patenté, un emmerdeur professionnel ! Ses congénères
le navraient. Il avait donc décidé, depuis fort longtemps,
quils le feraient rire, à leurs dépens. Ceux qui,
à lénumération loin dêtre exhaustive
de ces quelques faits darmes, imagineraient un vieillard acariâtre,
se trompent lourdement ! Le seul but de Lulu est de samuser. Vindicatif,
certes, mais dans la seule perspective dune bonne rigolade. La
particularité qui distinguait Lulu du commun des farceurs, cest
quil néprouvait aucun besoin de partager son rire
! Il ne se souciait aucunement que son humour, dévastateur sil
en était, demeurât incompris. Il voulait rire de ceux qui
lentouraient, pas avec eux ! Lulu était une espèce
rare, voire unique, de comique misanthrope !
Son ennemi intime, sa tête de turc, était le Maire du village,
Pierre Bouchard, dont le père Marcel avait également été
maire précédemment. Personne ne connaissait la raison
de cet acharnement. Nul na jamais pu déceler la moindre
logique dans les croisades impitoyables de Lulu ! Il y a quelques années,
lors dune élection municipale, Lulu avait déclenché
un séisme politique à Saint-Fonsin : pour la première
et dernière fois à ce jour, une liste dopposition
sétait présentée contre celle de Pierre Bouchard
! Elle était conduite et animée par Lulu. Son programme
était des plus sommaires et ne restera pas dans les annales de
la République : Lulu proclamait : « Mon programme est identique
à celui de Bouchard
Je nen ai pas ! ». Il avait
réussi à convaincre quelques saint-fonsiniens dentrer
en rébellion contre la dynastie Bouchard. Le plus facile à
entraîner avait été Etienne Rignard, le beau-frère
de linamovible édile, fâché à mort
avec celui-ci depuis une sordide histoire dhéritage
Ptit Louis, navait pas non plus fait de grosses difficultés
pour intégrer la liste dissidente. Il convient toutefois de préciser
que Ptit Louis était à moitié et même
plus quà moitié- demeuré et ne faisait pas
la différence entre une élection municipale et la kermesse
du village
Le sanguin Bouchard avait failli succomber à
une crise dapoplexie en apprenant le crime de lèse-maire
que constituait cette déclaration de guerre du fantasque Lulu
!
Le jour de lélection, très tôt, Lulu était
sorti de chez lui avec son attirail de pêche et avait installé
son pliant sur le petit pont qui enjambe la rivière Mavraine,
juste en face de la mairie, là où personne navait
jamais pris de poisson, ni même eu lidée de pêcher.
Mais venant de Lulu, lincongruité du choix de cet emplacement
nintrigua personne outre mesure. En revanche, peu avant la clôture
du scrutin, chacun commença à sétonner que
Lulu ne soit pas encore venu remplir son devoir citoyen. Plusieurs de
ses colistiers, avec à leur tête celui qui était
le plus impliqué et le plus motivé, Etienne Rignard, étaient
allés le presser
Lulu ne leur avait pas répondu
pas, continuant à fixer avec une extrême concentration
sa ligne
qui était dépourvue dhameçon
! Ce ne fut quà lheure exacte de la fermeture du
bureau de vote que Lulu se leva, rangea ses affaires
et rentra
chez lui sans même sintéresser aux opérations
de dépouillement ! Aucun de ses colistiers ne lui adressa plus
jamais la parole, excepté Ptit Louis, bien entendu ! Bouchard
avait remporté lélection avec une écrasante
majorité, mais conscient de sêtre fait ridiculiser
tout autant que son infortuné beau-frère, il découvrit
quune victoire pouvait avoir un goût damertume !
Quelques temps plus tard, Bouchard avait fait, à Cavaillon, lacquisition
dun caniche de pur race, persuadé sans doute que cet animal
distingué convenait mieux à son standing que les vulgaires
chiens de chasse ou les bâtards que possédaient ses administrés.
Dès lors, lui ou sa femme ne se déplaçaient plus
quen compagnie de Hannibal, dûment et régulièrement
toiletté, comme il sied à un animal de bonne société.
Les Bouchard qui navaient pas denfant prodiguaient au caniche
des trésors daffection, comme sil avait été
leur progéniture. Une semaine à peine sécoula
avant que les saint-fonsiniens médusés virent un étrange
équipage déambuler à son tour dans le village :
Lulu tenant en laisse
un canard quil interpellait ostensiblement
sous le nom de « Babal ».
-« Allez viens mon Babal, tu vas te promener avec papa
»
Rituellement, le duo faisait une halte devant la Mairie. Il ny
pénétrait pas, se contentant de stationner sur le perron.
Cette escale navait rien dune visite de courtoisie et ne
durait jamais très longtemps : on connaît la propension
de ces volatiles à baliser leur trajet et la fréquence
de ce balisage ! Après que la volaille eut laissé son
meilleur souvenir à Bouchard, Lulu donnait le signal du départ
:
-« Allez mon Babal, maintenant on va rentrer faire ta toilette
»
Le persécuté Bouchard usa de ses prérogatives municipales
et, en représailles, fit intervenir le garde champêtre
pour verbaliser le contrevenant à lhygiène publique
! Lulu riposta en appliquant sur les arbres ceinturant lunique
place du village des affichettes manuscrites qui dénonçaient
linhumanité et larbitraire du Maire :
« Un canard vaut bien un caniche
despotisme
qui naime
pas les animaux ne peut pas aimer réellement ses concitoyens
». Il fit même circuler une pétition pour réclamer
la liberté du choix de son animal de compagnie. Il ne recueillit
guère de signatures dans Saint-Fonsin, si ce nest celles
de Ptit Louis et dune poignée dirréductibles
opposants du Maire, écroulés de rire et oubliant bien
volontiers à cette occasion quils avaient eux-mêmes
été dans le passé les victimes, peu ou prou, des
facéties sournoises du « vieux toqué ». Pendant
quelques jours, Lulu et Babal se firent oublier à la Mairie.
Ou presque. Lulu avait été vu, chaque matin, quittant
Saint-Fonsin au volant de son antique R4 pour ny revenir quen
fin de journée. Bouchard qui espérait, pour une fois,
avoir terrassé son adversaire, sans parvenir à sen
persuader entièrement, ne tarda à connaître les
raisons de ces mystérieuses escapades. Lulu vint avec un grand
cérémonial, la mine exagérément meurtrie,
déposer à la Mairie plus de quatre cents signatures en
faveur de Babal quil avait glanées dans les rues de Cavaillon.
Soit plus de pétitionnaires que dhabitants à Saint-Fonsin.
Naturellement, cette pétition navait ni valeur juridique
réelle, ni impact quelconque a priori
si ce nétait
doutrager et de ridiculiser un peu plus le malheureux Bouchard
qui reçut le coup de grâce la semaine suivante.. Deux lettres
lui parvinrent successivement. Lune émanait de la SPA de
Cavaillon, lautre de lantenne du Vaucluse de la Fondation
Brigitte Bardot. Ces deux associations désiraient des éclaircissements
sur une affaire de cruauté envers un animal et une inoffensive
personne âgée qui risquait de perdre son seul ami, à
cause de lapplication intransigeante, sans discernement et injuste
dun règlement municipal ! Lulu, qui avait reçu copies
de ces courriers, en avait fait des photocopies et chargé le
fidèle Ptit Louis den laisser traîner au café
dont les piliers égalaient les plus redoutables pipelettes. Très
vite, tout Saint-Fonsin fit des gorges chaudes de laffaire «
Babal ». Résigné, au bord de la dépression,
Bouchard procéda à un classement vertical de la contravention
dressée à lencontre de Lulu, et celui-ci, le dimanche
de cette semaine
mangea du canard. Babal avait rempli sa mission
!
Bouchard pensait avoir touché le fond. La suprême humiliation
eut lieu lannée dernière
Bouchard au terme
defforts diplomatiques intenses et de longue haleine, avait réussi
à obtenir la présence du suppléant dun député
du Vaucluse pour la commémoration de lappel du 18 juin.
Lulu en avait été averti par la vox populi, peut-être
désireuse de susciter une perturbation. Il avait dabord
ricané en songeant :
-« Pour que ce guignol vienne dans ce trou perdu à linvitation
de cet imbécile de Bouchard, il ne doit pas être beaucoup
sollicité ! »
Puis il sétait tordu de rire en visualisant la scène
qui se déroula effectivement pendant la commémoration
Ceint de son écharpe tricolore, flanqué de son conseil
municipal au grand complet, Bouchard lisait solennellement ânonnait
pensa Lulu !-le texte de lappel du Général de Gaulle,
sous lattention recueillie du député doccasion,
de quelques officiels qui lavaient escorté, du seul ancien
combattant survivant dans le village et de la quasi totalité
des saint-fonsiniens, sevrés de distractions. Cest en plein
milieu de lallocution de Bouchard que Lulu traversa nonchalamment
la place, avec une lenteur calculée, passant à une dizaine
de mètres du monument aux morts, sans sintéresser
le moins du monde à ce qui sy passait
et poussa à
fond le volume de son magnétophone portatif qui libéra
la voix nasillarde et tonitruante dAnnie Cordy :
-« Tata Yoyo qu'est-ce qu'y a sous ton grand chapeau
Tata Yoyo, dans ma tête y a des tas d'oiseaux
Tata Yoyo, on m'a dit qu'y a même un grelot
Mais, moi j'aime ça quand ça fait ding ding di gue ding
Comme une samba
»
Bouchard roula des yeux exorbités, sétrangla, perdit
connaissance ; on lévacua dans la précipitation
vers le café où on lallongea à lombre
de la terrasse ; son premier adjoint qui était presque illettré
termina tant bien que mal la lecture en omettant un mot sur deux ; le
simili parlementaire et son escorte fuirent plutôt quils
ne quittèrent ce village de fous
Et Lulu, paraissant ne
pas se rendre compte de la confusion qui régnait alentours, séloignait
dun pas paisible, en toute innocence, fredonnant sa joyeuse rengaine
:
« Tata Yoyo
»
Après ce dernier attentat portant la marque de Lulu, Bouchard
partit un mois en villégiature chez sa belle-famille, dans le
Var. Quant il reparut à Saint-Fonsin, il nétait
plus le même. Tout le monde constata quil avait perdu toute
velléité de résistance à Lulu. Quand il
le croisait dans le village, il détournait les yeux et passait
tête basse, définitivement vaincu. De ce fait, le jeu avait
perdu son intérêt et Lulu cessa dourdir ses machiavéliques
machinations contre son ennemi de toujours. Du moins le pensait-on
Le mois dernier, Lulu est mort pendant son sommeil. Cest Ptit
Louis qui la trouvé en lui apportant ses commissions hebdomadaires.
Naturellement, Bouchard a assisté à son enterrement, comme
il le fait pour chacun de ses défunts administrés. Mais
il a laissé son premier adjoint se dépatouiller avec lhommage
funèbre. Il ne fallait pas exagérer tout de même
! La page « Lulu » était tournée
mais
le livre pas encore refermé, car la semaine dernière,
la nouvelle sest répandue comme une traînée
de poudre à travers Saint-Fonsin : Lulu avait fait de Bouchard
son légataire universel ! Lhéritage nest pas
extraordinaire, une vieille ferme, mais la terre ça compte dans
cette région ! Et cest tout ce que possédait Lulu
! Un lent mais inexorable retournement dopinion est en train de
sopérer : De plus en plus de saint-fonsiniens saccordent
à penser et à clamer !- que Lulu était dans
le fond un bon bougre
Déjà, certains se risquent
à murmurer que Bouchard na pas toujours été
tendre avec ce pauvre Lulu et que le Maire est un ingrat ! Rignard,
le beau-frère revanchard nest pas le dernier à orienter
ce revirement ! Il y a des élections municipales dans moins de
six mois
Bouchard est peut-être en train de vivre la fin
de son dernier mandat
Sacré Lulu !
Mon
cur italien
« La vengeance est
plus douce que le miel » (Homère, l'Iliade)
Je fréquentais le night-club
Giani's depuis un mois environ lorsqu'un incident scella mon amitié
avec Giani, le maître des lieux. Un trio manifestement ivre menait
grand tapage au bar. Celui qui semblait mener le groupe était
un type de taille modeste, mince, le crâne rasé. Il gesticulait
et parlait fort, au point de presque couvrir la musique et, en tout
cas, de troubler les conversations des tablées voisines. Arrogant,
il claquait des doigts en sifflant pour que le barman renouvelle leurs
consommations. Sa compagne, une grande blonde plutôt jolie mais
l'air très vulgaire, couverte de bijoux aussi faux que clinquants,
portait une robe très courte et moulante qui faisait plus que
suggérer des formes généreuses. Elle riait en émettant
une sorte de stridulation ininterrompue, comme une sirène d'alarme
que personne n'aurait su arrêter. Le troisième homme, un
peu plus grand que son acolyte et surtout beaucoup plus massif, était
moins exubérant et paraissait surveiller les alentours d'un il
mauvais.
Cette petite troupe n'inspirait guère de sentiments bienveillants,
mais les billets jetés négligemment sur le comptoir devaient,
aux yeux de Giani, compenser largement leur déficit de capital
sympathie. Jusqu'au moment où, pour une raison inconnue si ce
n'était celle de l'alcool, une dispute avait éclaté
entre la femme et le petit nerveux. Celui-ci, à court d'injures,
lui avait décoché un coup de poing en plein visage et
commençait à la bourrer de coups de pieds alors qu'elle
était tombée à terre. Steph, le barman, complètement
affolé avait couru chercher du secours auprès du videur,
Sami ; A quelques mètres de l'action, je n'avais pas esquissé
un geste, si ce n'est une légère rotation sur mon siège
pour me permettre une vision panoramique des protagonistes et de la
salle.
Lorsque Sami était arrivé en courant pour intervenir,
il avait été stoppé net dans son élan par
un direct à la tempe porté par le gorille du trio qui
s'était décalé sur le côté. Sami s'était
effondré d'un seul coup, tombant sur les genoux avant de s'étaler
lourdement, sans connaissance. Son agresseur n'avait pas eu le temps
de savourer sa victoire : Giani que j'avais vu se glisser furtivement
derrière le costaud lui avait flanqué un coup de matraque
sur l'arrière du crâne ; Comme privé du support
de ses jambes, il s'était affaissé avec une expectoration
animale, K.O à son tour. L'hécatombe prenait des proportions
intéressantes ! Le goujat violent, délaissant sa victime,
s'était retourné pour faire face à Giani. Beaucoup
plus jeune et rapide que le petit italien, il lui avait balancé
un crochet qui l'avait atteint sur le côté du visage, lui
faisant éclater une arcade sourcilière, avant de le plier
en deux d'un uppercut au plexus. Malgré les fourmillements que
je ressentais dans tout le corps et une certaine excitation malsaine
qui montait, j'étais résolu à ne pas bouger. Mais
la tournure des événements m'avait obligé à
sortir de ma réserve. Giani, à quatre pattes, tentait
de reprendre ses esprits. Je m'étais interposé entre lui
et son adversaire, de toute évidence un boxeur comme son copain,
à ce que j'avais pu en juger. La suite fut semblable aux nombreuses
batailles livrées dans d'autres bars
Toute la technique
du belliqueux n'avait pas pesé lourd et ne m'avait pas empêché
de lui briser un bras. Je m'étais ainsi fait le plus fidèle
des amis en la personne du très reconnaissant Giani.
~ * ~
Arrivé à Paris vingt-cinq ans plus tôt, Giani Mercuri,
un italien courtaud et trapu, avait exercé le métier de
pianiste de bar dans plusieurs établissements de Pigalle et tenté
parallèlement de percer dans la chanson de variétés.
Au milieu des années 70, il avait eu son heure de gloire. Le
troisième des quatre 45 tours quil avait enregistré
avait caracolé en tête des hit-parades pendant sept semaines.
Le tube de lété 1976, "mon cur italien",
destinait alors le jeune Giani à occuper durablement une place
de choix dans le jardin secret des midinettes et à servir de
modèle à tous les apprentis tombeurs boutonneux. Puis
la vague disco déferlant sur lEurope avait balayé
les vendeurs de guimauve. Giani aurait sans doute pu, comme dautres
aussi peu talentueux, sadapter en changeant de registre de niaiseries.
Mais un événement tragique ne lui avait laissé
aucune possibilité denvisager une stratégie nouvelle
et de réorienter ses plans de carrière. Giani avait séduit
la femme dun célèbre animateur de télévision.
L'épouse volage avait quitté mari et enfants pour suivre
en tournée la vedette plus jeune quelle dau moins
quinze ans. Lassé au bout de quelques jours, Giani avait purement
et simplement renvoyé sa conquête, en lui offrant un billet
de train pour rentrer à Paris. Déception, retour brutal
à la réalité, honte
. La bourgeoise délaissée
par son amant ne réintégra pas le domicile conjugal. Elle
ne quitta même pas sa chambre dhôtel où son
cadavre fut trouvé le soir même de sa répudiation.
Elle avait conclu à Toulouse cette médiocre et caricaturale
"road story" en se tailladant les veines.
La presse toute entière se déchaîna alors contre
Giani. Des magazines pour jeunes aux quotidiens généralistes,
en passant bien évidemment par la presse à scandales,
tous les journaux clouèrent au pilori la star ignominieuse. Ceux-là
même qui naguère encensaient le "bourreau des curs"
pour ses succès amoureux, crièrent haro sur un pervers
dégénéré. Le mari bafoué, initialement
résigné à son infortune, laissa libre cours à
sa haine et à sa soif de vengeance. Il battit le rappel de ses
relations influentes dans le monde du showbiz. Plus une seule émission
de radio ou de télévision ninvita Giani. Sa maison
de disques ne tarda pas à résilier son contrat. Giani
crut tout dabord à simple purgatoire. Il attendit la fin
de sa traversée du désert en donnant de temps à
autres quelques galas en province, dans des salles communales et des
night-clubs de troisième ordre. Au bout de deux ans, il dut se
rendre à lévidence : sans aucun soutien promotionnel,
il ne reprendrait jamais contact avec un public versatile qui lavait
déjà oublié. Giani avait alors réuni les
quelques économies que son atavisme paysan lui avait dicté
deffectuer pendant sa période faste. Il avait ouvert cette
boîte quil tenait toujours dans le quinzième arrondissement
de Paris, rue de la Croix-Nivert : le Gianis Bar. Sa notoriété
passée navait pas été dune grande utilité
pour faire prospérer son affaire. Rares étaient les clients
qui, jetant un regard distrait sur la vitrine dans le hall dentrée
mettant en valeur deux disques dor et des photos de concerts,
établissaient un lien entre une jeune gloire des temps révolus
et le quinquagénaire maître des lieux. Mais les affaires
étaient prospères, la boîte était le plus
souvent pleine à craquer et Giani pouvait se permettre le luxe
de refuser du monde à l'entrée. La clientèle était
hétéroclite, de l'étudiant fils de famille à
l'avocat play-boy en passant par l'acteur un peu voyou. Mais tous ceux
qui fréquentaient le Giani's, avaient en commun de posséder
un compte en banque confortable qu'ils allégeaient volontiers
et très régulièrement dans l'établissement
du latin lover recyclé.
~ * ~
Depuis l'incident, je passais au Giani's une ou deux heures chaque soir,
de préférence en semaine parce qu'était plus calme,
jusqu'à minuit environ. Il m'arrivait de m'y rendre également
les vendredis et samedis, pendant mes périodes d'insomnie - et
elles n'étaient pas si rares ! - mais plutôt peu avant
la fermeture, vers trois heures et demie du matin lorsque la boîte
commençait à se vider. Giani m'accueillait invariablement
avec la même joie sincère :
- Benvenuto, amico mio ! Viens prendre un verre moi ! Alla tua salute
!
Nous bavardions -ou plus exactement, Giani parlait et je l'écoutais
- soit au comptoir, soit dans le petit bureau-salon situé juste
derrière le bar. Outre qu'il se sentait mon débiteur pour
l'aide que je lui avais apportée, Giani appréciait beaucoup
ma compagnie. Nous avions en commun de ne pas boire d'alcool et cela
semblait constituer une grande qualité à ses yeux. Nous
trinquions au jus de fruits ou au soda. Il m'avait avoué en souriant
malicieusement un de ses subterfuges :
- Avec mon métier, je ne peux pas refuser de boire avec les clients.
Alors, je dis que je prends un whisky-coca. Et je ne verse que du coca
dans mon verre. Ils ne voient pas la différence.
Il ne se formalisait pas de ma nature réservée et de ma
réticence à me livrer. Il parlait pour deux avec sa faconde
méditerranéenne et me racontait son passé de vedette
de la chanson, me montrait des photos et des coupures de presse.
- Tiens ! Regarde, ça c'est une photo de moi sur la scène
de l'Olympia.
Durant ce voyage dans le temps, ma mémoire m'entraînait
dans d'autres directions
A la date à laquelle avait été prise cette photo,
je devais avoir quatorze ou quinze ans. Je vivais à Lyon, sous
un autre nom, avec un père instituteur et une mère au
foyer, parents attentionnés et dévoués à
leur fils unique. Je fréquentais le très sérieux
Lycée Edouard Herriot dont j'étais un des élèves
les plus brillants. Après mon baccalauréat, qui n'aurait
été sans aucun doute qu'une pure formalité, je
comptais intégrer l'Ecole Normale Supérieure et me destiner
à l'enseignement. J'aurais mené, parallèlement,
une carrière d'historien en écrivant des ouvrages sur
les guerres saintes, de la première croisade des "va-nu-pieds"
à la prise de Jérusalem par les chrétiens en 1099,
mon domaine et ma période d'études et d'investigations
privilégiés.
En ce temps-là, mes rêves et mes projets me transportaient
bien au-delà du lendemain
Je connaissais cette photo. Je l'avais déjà vue, reproduite
dans des magazines consacrés aux célébrités
du spectacle auxquels ma mère était abonnée. Je
connaissais aussi les chansons de Giani que ma mère passait en
boucle sur sa platine. Me intérêts musicaux étaient
radicalement différents. Bien qu'éclectiques, du rock
à la musique classique, mes goûts n'incluaient pas ces
mélodies sirupeuses, peut-être simplement par "snobisme",
pour céder à un certain anticonformisme hautain et de
bon aloi pour un garçon de mon âge. Je me moquais gentiment
de ma mère lorsqu'elle fredonnait "mon cur italien",
le plus grand succès de son idole. C'était le prélude
à de grands fous rires et à des moments de grande complicité.
Oui ! Nous avions tous deux, Giani et moi, nos propres raisons d'éprouver
de la nostalgie de cette époque. Mais j'avais, pour ma part,
également des motifs de colère et de haine
Giani me montrait aussi des photos de ses enfants dont il était
très fier. Ils vivaient avec leur mère en Italie. Giani
les faisaient venir à Paris chaque année pendant les vacances
scolaires. Sur le sujet de sa progéniture, comme sur celui de
sa gloire d'antan, Giani était intarissable. J'écoutais
en acquiesçant poliment à ses paroles, mais au bout d'un
moment je n'écoutais plus
Les souvenirs qui m'assaillaient,
avec une acuité douloureuse, faisaient s'estomper les traits
du fils de Giani pour leur superposer ceux d'un autre jeune homme qui,
lui, avait très tôt perdu toute gaieté et ses illusions
d'une vie heureuse.
Depuis plusieurs mois, mes parents se disputaient de plus en fréquemment.
Même s'ils avaient fait tout leur possible pour éviter
tout débordement lorsque j'étais là, je voyais
leurs masques figés, les mâchoires crispées, les
gestes nerveux, les silences pesants, autant de signes qui me renseignaient
sur la scène qui s'était déroulée avant
mon arrivée. Parfois, incapables de se maîtriser, ils se
laissaient aller à des éclats de voix devant moi. Bien
qu'aucun n'ait jugé utile d'avoir une discussion avec moi, les
bribes de disputes dont j'avais été le témoin m'avaient
suffisamment instruit sur la nature de leur conflit : Ma mère
voyait un autre homme ! Cette révélation avait eu sur
moi l'effet d'un tremblement de terre faisant s'écrouler l'édifice
de mes certitudes.
Elle avait d'ailleurs quitté notre domicile, deux semaines auparavant.
A mon réveil, mon père m'avait simplement dit, d'une voix
lasse mais dure et sans autre commentaire :
- Ta mère est partie cette nuit. Elle ne reviendra pas.
Elle avait pourtant réintégré la maison, trois
jours plus tard, sans davantage d'explications. Mais, à compter
de ce jour, sans plus se soucier de ma présence, mon père
ne se privait plus de lui asséner des remarques acerbes sur ses
murs, son "maquereau" et autant d'injures auxquelles
elle ne répondait presque plus, sinon par des larmes silencieuses.
J'avais, moi aussi, signifié ma réprobation à l'égard
de ma mère, en observant une distance qui tranchait avec ce qui
avait été, jusqu'alors, une proximité filiale voire
une complicité amicale d'une rare intensité. Elle pleurait
et je ne savais même pas si c'était parce qu'elle se sentait
coupable ou brimée
En cette fin d'après-midi du 11 décembre 1977, nous étions
en voiture, mes parents et moi, sur la route nationale 201, en direction
de l'autoroute A 43 pour rejoindre Lyon. J'ai refait, depuis, ce parcours
maintes fois en esprit ! Nous avions passé ce dimanche à
Chambéry, chez ma grand-mère paternelle. Mon père
n'avait cessé de rabaisser ma mère devant ma grand-mère
navrée qui avait tenté, sans grand succès, de dévier
les conversations sur des sujets, sinon consensuels, du moins anodins.
Sur le chemin du retour, il avait continué à l'agonir
d'injures. Elle, demeurait muette. Mon père avait une légère
déficience visuelle, ce qui l'amenait à céder le
volant à ma mère, lors des trajets nocturnes. Elle conduisait
donc, en subissant son monologue qui frisait l'hystérie haineuse.
J'avais l'impression que c'était l'absence de répliques
qui amenait la fureur de mon père à son paroxysme. Pendant
les premiers kilomètres, à l'arrière du véhicule,
j'ai appris les moindres détails de ce qu'il lui reprochait.
J'ai assisté, au cours du plus violent des réquisitoires
de mon père, en voyeur contraint et désespéré,
à la mise à nu de l'intimité d'un couple. J'aurais
voulu intervenir, supplier mon père de cesser, autant par pitié
pour ma mère que pour m'épargner ce déballage d'une
indécence tragique. Je n'ai pas osé.
Ce n'est que quelques minutes seulement après notre départ,
alors que ma mère n'avait toujours pas prononcé un mot,
que cela s'est produit. En pleine ligne droite, notre voiture s'est
déportée sur la gauche. Le conducteur qui venait en face
a lancé des appels de phares frénétiques. Mon père
a saisi le volant pour tenter de rectifier la trajectoire. Je me souviens
d'un choc effroyable, de la perte de tout repère dans l'espace,
d'une grande douleur, du fracas des tôles écrasées
et des cris, puis du silence et du néant
~ * ~
Je me suis réveillé après dix-sept jours de coma.
J'ai passé huit mois à l'hôpital, d'abord dans l'impossibilité
de me lever, puis à suivre des séances de rééducation
pour effacer les traces de mes multiples fractures. Je n'ai pas assisté
à l'enterrement de mes parents, tués sur le coup dans
l'accident.
A ma sortie de l'hôpital, j'étais allé vivre à
Marseille, auprès de mes grands-parents maternels, un peu plus
jeunes que ma grand-mère paternelle et, croyait-on, plus aptes
à prendre en charge l'éducation d'un garçon traumatisé
par la disparition brutale de ses parents. Je fus inscrit à l'Ecole
Lacordaire, un établissement privé fondé par les
pères dominicains à la fin de la première guerre
mondiale et au moins aussi prestigieux que mon précédent
lycée de Lyon. Je devais y reprendre mes études interrompues
le temps de ma convalescence et présenter mon baccalauréat
au terme de cette nouvelle année de scolarité. Mais l'élément
prometteur que j'avais été appartenait à un passé
irrémédiablement révolu. Plus rien ne m'intéressait,
ni les matières enseignées, ni les perspectives d'études
supérieures exaltantes ou d'une future carrière pleine
d'honneur vers laquelle mes résultats passés me conduisaient
avant le drame.
En plus, cette école qui respirait le dévouement des enseignants
et la garantie de la réussite, m'avait déplue d'emblée.
A cause de ses deux devises : L'une, "Juventuti vertitas"
(Il faut dire la vérité à la jeunesse) s'adressait
aux professeurs de l'école ; l'autre, "Réussir pour
servir" était à destination des élèves.
J'avais reçu ces devises comme une double provocation qui m'aurait
été personnellement adressée : Quelle vérité
aurais-je pu attendre du monde des adultes et plus largement du genre
humain ? Malgré tous mes efforts voués à satisfaire
mes parents et mon entourage par mon attitude, mon travail, je n'avais
été récompensé que par le spectacle indigne
de la tromperie, de la trahison et du non-dit. Servir, réussir
? Réussir quoi, servir à quoi et qui ? A peine commencée,
ma vie avait été brisée et, si je n'avais gardé
aucune séquelle de mes blessures physiques, une faille insondable
s'était ouverte en moi. Je revivais l'accident, de nuit comme
de jour, crispant mes muscles dans l'imminence du choc qui me paraissait
à chaque fois aussi réel que ce soir-là.
Je ne suis resté que deux mois à l'Ecole Lacordaire. J'étais
devenu irascible et brutal. Plusieurs de mes condisciples en firent
l'amère et douloureuse expérience, pour des motifs futiles.
Je fus vite renvoyé et annonçais à mes grands-parents
mon intention irrévocable d'arrêter définitivement
mes études. Ils essayèrent mollement de me raisonner,
sans trop insister, convaincus que l'indulgence et la compréhension
étaient les seules réponses à apporter aux humeurs
et aux caprices d'un adolescent déjà si cruellement meurtri.
~ * ~
Environ un an après avoir mis un terme à ma scolarité,
le bilan de mes activités était édifiant. J'habitais
toujours chez mes grands-parents, mais sans vraiment vivre "à
leurs crochets". Je ne travaillais pas mais j'avais toujours de
l'argent, dont ils préféraient ne pas me demander la provenance.
Je ne la leur aurais pas révélée de toutes façons.
D'ailleurs, je ne leur adressais pratiquement pas la parole. Je ne les
croisais que lorsque je rentrais dormir et manger, à intervalles
irréguliers. Je remarquais, sans m'émouvoir, leur façon
de m'observer avec inquiétude. Il n'y avait aucun conflit entre
nous. J'étais simplement indifférent à leur égard,
comme je l'étais vis à vis de toute personne ou de tout
événement. Quand ma grand-mère de Chambéry
décéda, je ne manifestais aucune affliction à cette
nouvelle, pas plus d'ailleurs que l'intention de me rendre à
ses obsèques. Les filles ne m'intéressaient absolument
pas, sauf pour satisfaire des besoins élémentaires. Je
fréquentais les prostituées sans aucune gêne, préférant
leurs services rétribués aux minauderies de petites amies
de mon âge. Je n'envisageais pas non plus de liaisons avec des
femmes plus âgées. J'étais devenu totalement insensible,
excepté en ce concernait deux choses. La première était
la douleur du cauchemar récurent de l'accident, que je faisais
endormi ou éveillé et qui affouillait encore davantage
la crevasse qui avait déchiré mon être. La seconde
était le plaisir, au niveau de la jouissance, que j'éprouvais
lorsque je me bagarrais, ce qui arrivait très souvent. Un rien
déclenchait mon agressivité et ma violence : Une réflexion,
un regard un peu trop appuyé que je me plaisais à interpréter
comme un défi, une bousculade involontaire dans la file d'attente
d'un cinéma
n'importe quoi était prétexte
à assouvir mes penchants les plus bestiaux. Je ne pratiquais
aucun sport de combat mais j'avais l'instinct du tueur et je ne connaissais
pas la peur. Je frappais le premier, fort, pour détruire mon
adversaire, quel que soit son gabarit, à poings nus, à
coup de pieds ou avec tout ce qui me tombait sous la main. Je ne m'arrêtais
qu'une fois mon adversaire, volontaire ou non, hors d'état de
nuire, de préférence ensanglanté. Depuis longtemps,
je me déplaçais armé d'un pistolet 9 mm que j'avais
acheté dans un bar. Je ne m'en étais jamais servi, sinon
pour l'essayer, en dehors de la ville dans une carrière désaffectée,
mais la tentation était grande
L'occasion se présenta
à la suite d'une embrouille avec un dealer du quartier des Aygalades.
Je l'avais arnaqué, plus par jeu et goût du risque que
motivé par l'appât du gain. Trois jours après ce
coup, j'étais retourné aux Aygalades comme une fleur,
sans la moindre appréhension. J'étais seul, car à
la différence de la plupart des jeunes se livrant à des
occupations illicites, je ne faisais partie d'aucune bande. Un véhicule
au bord duquel avaient pris place mon concurrent revanchard et trois
de ses comparses a ralenti à ma hauteur. Je n'ai eu que le temps
de plonger derrière une voiture en stationnement pendant que
des impacts de balles frappaient les carrosseries et le trottoir à
quelques mètres de moi. En entendant la voiture accélérer,
je suis sorti de mon abri et j'ai vidé mon chargeur sur les fuyards,
sans les atteindre, puis j'ai rapidement quitté les lieux, sans
attendre la police. Le lendemain, j'ai appris par une rumeur galopant
dans les quartiers Nord de Marseille qu'un "contrat" avait
été lancé contre moi. Tête brûlée,
je savais néanmoins que cette pègre en herbe était
aussi dangereuse que les vrais truands. C'est alors, que j'ai décidé,
à dix-huit ans et demi, de devancer l'appel du service militaire.
Un mois et demi plus tard, je me retrouvais incorporé dans la
marine nationale, sur la presqu'île de Saint-Mandrier, en face
de la rade de Toulon, hors de portée de mes ennemis, à
soixante kilomètres de ces rats qui ne s'aventuraient pas si
loin au-delà des limites de leur territoire.
~ * ~
Curieusement, je m'étais accommodé assez facilement de
la discipline en vigueur sur la base navale. J'avais réservé
mes défoulements violents à mes sorties dans la basse-ville
de Toulon, "assainie" depuis mais qui constituait alors la
zone "chaude" comprise entre les rues Victor Micholet et Pierre
Semard, communément dénommée Chicago à cause
de la profusion de bars louches et de la densité de sa population
de prostituées. J'étais devenu plus prudent, je sortais
accompagné par d'autres marins, non pour me prêter main
forte dans les rixes, mais pour surveiller mes arrières, car
les coups de couteau, de rasoir ou de cutter donnés en traître
étaient monnaie courante dans les parages. Je prenais soin de
m'esquiver avant l'arrivée des flics ou des patrouilles de la
police maritime. J'avais menacé mes compagnons des pires représailles
si des échos de ces bagarres, qui laissaient quelquefois des
types sérieusement démolis, parvenaient aux oreilles des
autorités navales. Ainsi, effectuant un service irréprochable,
j'étais bien noté et j'avais même été
désigné chauffeur de l'Amiral.
Peu avant ma "quille", je croisais un type de Marseille que
je connaissais de vue et qui venait de s'engager. Il m'apprit que mon
"vieux copain", le dealer des Aygalades savait où je
me trouvais et qu'il ne m'avait pas oublié. Il claironnait à
qui voulait l'écouter qu'il m'avait fait faire dans mon froc,
que je m'étais sauvé comme une gonzesse, que j'étais
tricard à Marseille et que si l'idée stupide me prenait
d'y revenir, ce serait ma toute dernière visite. Une rage meurtrière
m'avait envahi et le messager de cette information humiliante ne dut
qu'à notre présence en uniformes dans l'enceinte de la
base, de ne pas en faire les frais. Je sus me contrôler, en attendant
ma libération de mes obligations militaires pour régler
mes comptes.
~ * ~
Le matin même de mon retour à la vie civile, je me rendis
dans l'agence bancaire toulonnaise où j'avais fait transférer
mon compte marseillais, confortablement garni du fruit de mes activités
passées. Je retirais tout l'argent et allais m'enquérir
d'une arme à acheter dans un bar de Chicago - certains bars sont
souvent aussi bien achalandés que les armureries et beaucoup
plus discrètes ! - Je fis affaire rapidement, en réglant
le prix fort sans discuter et pris le premier train pour Marseille,
un P 38 en poche. J'arrivais à la Gare Saint-Charles vers 13
heures et, sans rendre visite à mes grands-parents que je n'avais
pas vus depuis mon repli stratégique de la cité phocéenne,
je sautais dans un taxi pour me rendre aux Aygalades. Parvenu dans le
hall de l'immeuble où habitait, un an auparavant, celui qui m'avait
soi-disant terrorisé, j'inspectais les boites aux lettres déglinguées.
Sur l'une d'elles, je déchiffrais une inscription : Mohamed Ali
Ben El Hadj - C64.C'était le père de cette ordure. Par
précaution, je pris soin d'effectuer une seconde vérification
en hélant un môme de dix ou onze ans qui me regardait d'un
air effronté:
- Hé ! Je cherche un copain, Djamel Ali Ben El Hadj. Il habite
toujours ici ?
- Ouais ! C'est au sixième.
- Tu sais s'il est là ?
Le gamin prit un air offusqué en bombant le torse :
- Ho ! chuis pas l'concierge ! T'as qu'à aller voir, quoi !
Mais, ne pouvant réprimer l'envie de me démontrer que
rien ne lui échappait et qu'il savait tout ce qui se passait
dans son immeuble, il ajouta :
- A c't'heure-là, il est toujours là. Il sort qu'après
6 heures du soir, quoi ! Hé t'as une cigarette ?
- Non.
- Ah ! Bouffon va !
Sans répondre, j'entrais dans l'ascenseur puant et couvert de
graffitis obscènes qui me déposa au sixième étage.
L'appartement 64 était sur la gauche. Je sortis le revolver de
ma ceinture et frappais à la porte. Une voix de femme se fit
entendre derrière la porte restée close :
- C'est qui ?
- J'appartiens aux services techniques municipaux, Madame. Je viens
recenser les appartements à repeindre.
- On n'a pas besoin. On pas l'argent pour la peinture.
- Vous n'aurez rien à payer, Madame. C'est gratuit. Mais je suis
obligé de voir l'appartement d'abord, sinon ce sera à
votre charge. Vous pouvez ouvrir, s'il vous plaît ?
Après quelques secondes pendant lesquelles elle sembla hésiter,
je l'entendis actionner le verrou en maugréant et la porte s'entrouvrit
pour laisser apparaître un visage méfiant et bouffi surmonté
d'un foulard. Sans lui laisser la possibilité de me détailler,
je balançais un grand coup de pied dans le battant qui la percuta
violemment. J'entrais rapidement en refermant derrière moi. La
grosse fatma tentait de se relever péniblement, vociférant
en arabe, ce que je devinais être des injures. Son nez qui laissait
échapper deux coulées de sang avait pris des proportions
monstrueuses. Sans m'arrêter, je lui assénais un phénoménal
coup de crosse au passage, mettant fin à ses glapissements en
l'assommant. Tenant le P 38 à bout de bras devant moi, j'ouvris
une à une les portes que je rencontrais dans ma progression.
Toutes les pièces étaient vides, sauf la dernière,
une chambre où mon "cher camarade" Djamel, visiblement
réveillé par le vacarme, était en train de passer
un pantalon dont il n'avait enfilé qu'une jambe. En apercevant
le revolver, il leva les mains et son pantalon retomba à terre.
Le grotesque de la scène et la satisfaction de vivre enfin ce
moment que j'attendais depuis la seconde où j'avais appris ce
que cette enflure disait de moi, m'arrachèrent un sourire.
- Bonjour Djamel. Ça te fait plaisir de me voir ?
- Hé fais pas le con, mec !
- Moi, faire le con ? Mais, c'est toi qui as l'air d'un con, Djamel,
en caleçon avec ton futal sur les orteils !
Les cris de la mère de Djamel avait dû alerter les voisins.
Je n'avais pas trop de temps pour savourer ma revanche. J'inclinais
mon arme et lui logeais une balle dans le genou gauche. Djamel s'effondra
en hurlant.
- Tu diras à tes potes que c'est une gonzesse qui fait dans son
froc qui t'a explosé une guibole, connard !
Je l'ai contemplé quelques secondes en appréciant de le
voir se tortiller par terre, comme un ver de terre, en pressant à
deux mains la bouillie sanglante de son genou. J'aurais voulu que toutes
les cloches qui avaient pu croire que j'avais peur de ce minable puissent
le voir aussi et l'entendre couiner comme un cochon qu'on égorge.
Enfin contenté, je fis demi-tour, j'enjambais la mère
toujours étendue sans connaissance dans l'entrée et je
sortis de l'appartement. Comme je m'y attendais, les cris et surtout
la détonation, avaient attiré les curieux qui s'agglutinaient
dans le couloir. En voyant le revolver que j'avais gardé au poing,
ce fut une envolée de moineaux. Les portes et les verrous claquèrent
et, en un éclair, le couloir redevint désert. Sans précipitation,
je descendis par l'escalier pour éviter le risque d'être
coincé dans l'ascenseur pour une raison quelconque et quittais
l'immeuble sans être inquiété. J'étais dans
un état proche de l'ivresse. Mais, une partie de mon cerveau
conservait assez de lucidité pour savoir que le plus difficile
restait à entreprendre.
A Toulon, alors que je tournais et retournais dans ma tête le
scénario de mes retrouvailles avec Djamel, j'avais appris que
celui-ci était passé du stade de petit dealer à
la catégorie supérieure, en se mettant au service de "gros
calibres" du milieu marseillais. Il n'était certainement
qu'un larbin de troisième ordre de ces caïds, mais personne
ne s'était jamais attaqué impunément à un
des leurs, sauf les flics bien sûr. Il me fallait donc, une nouvelle
fois, chercher des horizons plus hospitaliers. Peu m'importait ! Le
flot d'adrénaline qui m'avait procuré cette incomparable
extase valait bien un exil !
~ * ~
Après mon expédition punitive, j'avais pris la décision
de visiter d'autres paysages. Je m'étais planqué pendant
une semaine à Nice, dans un petit hôtel. En épluchant
les journaux régionaux, j'avais appris que le plus grave n'était
pas d'avoir estropié Djamel. Il y avait pire : Sa vieille n'avait
pas bien digéré le coup sur la tête et elle avait
tellement été contrariée par sa fracture du crâne
qu'elle en était restée comme un légume ! Ce n'était
plus seulement la mafia marseillaise que je devais redouter, mais aussi
la police qui était à ma recherche. Je m'étais
alors débrouillé pour passer en Italie, clandestinement
puisque la convention de Schengen permettant la libre circulation des
ressortissants de la Communauté Européenne entre les états
membres n'existait pas encore. Après six mois à vivoter
dans la plus grande discrétion possible à Gênes,
je pris une autre décision qui allait m'engager une grande partie
de ma vie. Je repassais la frontière, dans les mêmes conditions,
pour revenir à Nice où je me présentais à
la caserne Filley, rue Sincaire, centre de recrutement de la Légion
Etrangère.
Muni d'une nouvelle identité - privilège offert par la
Légion aux candidats ayant quelques démêlés
avec la justice- et après un passage de quatre mois par les centres
de formation d'Aubagne et de Catelnaudary comme toutes les nouvelles
recrues, je fus affecté au 1er Régiment Etranger de Cavalerie
basé à Orange. Avec le 1 REC, je fus présent sur
divers théâtre d'opérations : A Beyrouth en 1983,
puis au Moyen Orient dans le cadre de l'opération Daguet pendant
la guerre du Golf, au Cambodge ensuite, à plusieurs reprises
sous l'égide de l'ONU et enfin en Bosnie-Herzégovine,
sans compter plusieurs missions en République Centrafricaine,
au Tchad et ailleurs en Afrique, en Asie et dans l'Océan Indien.
Cette vie aventureuse me plaisait. Je dus forcer ma nature solitaire
pour adopter, du moins en apparence, l'esprit de solidarité qui
régnait dans la Légion. Mais en réalité,
l'effort fut minime. Si j'ai jamais eu des amis depuis mon adolescence,
ce fut sans aucun doute à la Légion. Une des caractéristiques
de cette armée était de favoriser la vie en autarcie,
aussi favorisait-elle la vie familiale, par les multiples et diverses
installations de ses camps : magasins, restaurants, salles de sports,
de détente et de rencontres. J'aurais donc pu, en prenant compagne
ou épouse, recréer une famille en remplacement de celle
avec laquelle j'avais rompu tout lien et rejetée dans le passé.
Mais j'avais conservé mes habitudes en n'ayant de relations qu'avec
des prostituées, comme nombre d'autres légionnaires d'ailleurs,
mariés ou non. Quant à mes accès de violence, ils
se manifestèrent à plusieurs reprises, mais moins souvent
qu'à Marseille. Les bagarres auxquelles je pris part, avec le
même plaisir, se déroulèrent dans le cadre de sorties
collectives dans des bars. La férocité dont je fis preuve
en ces occasions me valurent d'être craint et respecté
de mes camarades, y compris des plus gradés que moi. On était
loin des valeurs du Lycée Edouard Herriot ou de l'Ecole Lacordaire
! Les légionnaires qui provoquaient ces affrontements ou répondaient
à des provocations de civils, étaient toujours fortement
imbibés. Pour ma part, je ne touchais jamais une goutte d'alcool.
Il y avait une raison précise à ma tempérance inflexible:
je ne voulais pas me laisser aller, dans un moment d'ivrognerie, à
m'épancher auprès d'un de mes camarades sur le cauchemar
qui continuait de me hanter, jour après jour, nuit après
nuit, celui d'un certain trajet automobile Chambéry-Lyon, voyage
qui n'atteignit jamais son but mais dont je revivais chaque seconde,
entendais à nouveau chaque parole prononcée par mon père
ainsi que tous les bruits de l'accident, et ressentais surtout les mêmes
émotions demeurées intactes
~ * ~
Après dix-huit années passées dans la Légion,
parvenu au grade de lieutenant, j'aurais pu poursuivre cette carrière
pendant au moins aussi longtemps. Mes états de service étaient
excellents, ma brutalité au-dessus des normes qu'avaient repéré
mes officiers supérieurs ne constituait pas une tare inadmissible
à leurs yeux ; Mes grands-parents que je n'avais jamais revus
devaient être morts depuis longtemps ; j'étais célibataire,
personne ne m'attendait hors des murs de ma caserne
Cependant,
un matin, je m'étais réveillé avec l'irrépressible
envie de partir et de changer de vie. La décision fut instantanée.
Mon colonel, après un entretien visant à vérifier
que cette décision subite n'était pas due à un
état d'âme passager ou un mouvement d'humeur que je serais
amené à regretter, me dirigea sur le bureau de réinsertion
de la Légion. Cette structure, qui soutenait les légionnaires
lors de leur retour à la vie civile, me mit en rapport avec un
ancien officier qui avait ouvert une société de gardiennage
et de transport de fonds à Paris. Deux mois plus tard, j'étais
chargé de la gestion des équipes de surveillance de grandes
surfaces parisiennes. Le patron, l'ex-capitaine Laigle, m'avait même
trouvé une location dans le XV ième arrondissement.
Un soir, je revenais en métro de la rue Saint-Denis où
j'étais allé satisfaire avec une prostituée mon
seul besoin de compagnie féminine. En quittant la station Cambronne,
je me dirigeais vers mon appartement de la rue du Théâtre,
en suivant la rue de la Croix-Nivert. Une fois de plus, une de mes impulsions
me commanda de m'arrêter au Giani's pour passer un moment avant
de rentrer. A l'entrée, le portier en chemise blanche et nud
papillon me jaugea d'un il qui se voulait expert avant de m'ouvrir
la porte.
C'était un soir de semaine. Il n'y avait qu'une vingtaine de
clients dans la boîte. Deux couples dansaient sur la piste. Quelques
tables, à proximité du bar, étaient vides, le reste
des noctambules préférant la pénombre des boxes
accolés à trois des murs de la salle. Je me suis installé
sur un des tabourets du bar et j'ai commandé un cocktail de jus
de fruits.
Derrière le comptoir, un homme houspillait le jeune barman avec
de grands gestes en ponctuant sa diatribe d'exclamations en italien
et d'un tic nerveux qui lui faisait remonter ses lunettes sur son nez
:
- Je t'avais dit trois caisses de champagne, pas deux. Razza di cretino
! Je ne peux pas te demander de réceptionner une livraison ?
Et si je tombe malade ? Qu'est-ce que je fais ? Je ferme la boîte
et je vous mets au chômage ? Disgrazia !
L'employé, visiblement habitué à ce numéro,
demeurait totalement impavide. Il attendit que l'autre se taise pour
répliquer calmement :
- Ce sont les livreurs qui se sont trompés. Ils apporteront la
troisième caisse demain.
- Ma qué domani ? Demain, tu es foutu à la porte !
Le barman haussa les épaules. Il devait être viré
tous les soirs
La scène était amusante, mais je n'allais pas y passer
la nuit ! Je m'apprêtais à partir sans finir mon verre
quand mon regard fut attiré par une photo, face à moi,
au-dessus des deux comiques. La photo d'un personnage vêtu d'un
extravagant costume blanc à paillettes, une chemise ouverte à
partir de la taille sur un torse velu, un pantalon à pattes d'éléphant
et une coupe de cheveux mi-longue, une panoplie comme on en voyait plus
depuis plus de vingt ans.
J'ai attendu que le ronchon disparaisse par une porte derrière
le bar pour appeler le barman :
- Dites-moi, cette photo
Qui est-ce ?
- Le patron, Giani Mercuri, quand il était chanteur. C'était
au temps des dinosaures. C'est la première fois que vous venez
ici, sinon vous sauriez. Il oblige même le DJ à passer
une de ses chansons pendant les slows, "mon cur italien".
Là-bas aussi il y a plein d'autres photos, dit-il en désignant
le mur près de l'entrée qui était décoré
d'images de l'ancienne vedette et de disques d'or. Je n'y avais pas
prêté attention en entrant. Je suis allé voir de
plus près. Et je suis remonté, très loin, dans
le temps des dinosaures comme disait ce gamin de vingt ans. Je n'avais
pas reconnu le petit italien braillard, mais je reconnaissais sur les
photos la star que j'entendais si souvent chanter dans mes cauchemars
C'est ainsi que le hasard, le destin ou la volonté d'un être
supérieur sournois et manipulateur m'avait mis en présence
d'un homme que je n'avais jamais rencontré auparavant, mais qui
avait pesé si lourdement sur mon existence.
~ * ~
D'après ce qu'il m'avait dit, Giani ne sortait pratiquement jamais
de son appartement situé juste au-dessus de la boîte, auquel
il accédait directement par un escalier intérieur à
partir de son bureau. Son ménage et ses courses étaient
assurés par une dame qui venait l'après-midi. Ne voyant
ses enfants qu'une fois par an, il devait se sentir assez seul, malgré
son immersion totale dans son commerce. Giani avait trouvé en
moi le confident parfait, toujours disponible et qui lui permettait
de rompre sa solitude.
C'est tout naturellement qu'il s'ouvrit à moi d'un grave problème
qui le préoccupait. Il était victime d'un racket de la
part d'un gang de banlieue qui tentait d'étendre ses activités
sur la capitale. Giani avait d'abord refusé de payer. Une voiture
stationnée devant la boîte avait été incendiée
à l'aide d'un engin artisanal. Giani, pour éviter toute
mauvaise publicité, avait préféré ne livrer
aucune information à la police qui l'avait interrogé,
comme les autres résidents du secteur. Aucun lien n'avait donc
pu être officiellement établi entre son établissement
et cet acte de vandalisme, mais Giani avait parfaitement interprété
l'avertissement. Le lendemain, les deux jeunes de Seine-Saint-Denis
qui lui avaient déjà rendu visite revinrent encaisser
sans difficulté le premier versement, conséquent, en proportion
des importantes recettes du Giani's. Pourtant, il n'avait pas capitulé.
Il n'avait cherché qu'à gagner du temps, en attendant
de trouver la riposte appropriée. J'avais eu l'occasion de constater
que Giani ne se laissait pas facilement impressionner, qu'il ne faisait
pas dans la dentelle et ne rechignait pas, si besoin était, à
manier la matraque avec détermination. Aussi, je ne fus absolument
pas surpris lorsque, à quelques jours de la seconde échéance,
il m'expliqua ce qu'il avait prévu : tout simplement dérouiller
les envoyés de ses maîtres chanteurs pour leur transmettre,
à son tour, un message clair et définitif signifiant son
refus de céder à tout chantage. Je compris également
que Giani ne m'avait pas mis dans le secret pour s'épancher,
mais pour solliciter mon concours, de manière implicite. Je lui
offrit mon aide sans l'ombre d'une hésitation. Nous avions mis
au point les détails de l'opération sur l'instant. Giani
proposait de faire appel à deux de ses amis italiens qui n'avaient
pas froid aux yeux. Je repoussais cette proposition, l'assurant que
je préférais m'occuper seul avec lui de cette affaire.
Le videur et le barman étaient au courant du racket, mais compte
tenu de l'inefficacité dont ils avaient fait preuve lors de la
bagarre avec les deux boxeurs, leur participation ne fut même
pas envisagée, ce qui m'arrangeait. Je sus me montrer suffisamment
persuasif et habile pour que Giani retienne mes suggestions et soit
convaincu, finalement, que le plan arrêté était
le sien. Nous avions convenu qu'il conduirait les extorqueurs dans son
bureau pour, en théorie, leur remettre l'argent. Je devais me
trouver dans cette pièce en étant passé par son
appartement, non par le night-club. Nous devions tous les deux être
armés de pistolets. Ils devaient être chargés pour
parer à toute éventualité, mais nous ne devions
normalement pas nous en servir autrement que pour, dans un premier temps,
intimider nos visiteurs dont nous ignorions encore le nombre. En revanche,
nous devions utiliser de courtes matraques plombées et gainées
de caoutchouc, pour une tabassée en règle. Giani possédait
les armes nécessaires et, fort de ma collaboration, il était
certain de disposer des arguments les plus imparables à opposer
à ces figli di puta.
~ * ~
Il était minuit et demi. Je patientais, depuis deux heures, dans
le bureau de Giani, d'où je pouvais observer le bar, l'entrée
et la majeure partie de la salle sur une console composée de
trois écrans relayant les images des caméras de surveillance
de la boîte. Je voyais Steph, assisté en cette nuit de
week-end par un autre barman et deux serveuses pour faire face à
l'affluence, jongler avec verres et bouteilles à un rythme effréné.
Sami ouvrait et refermait la porte d'entrée à une cadence
soutenue, accueillant les arrivants avec indifférence, déférence
ou un regard inquisiteur voire inhospitalier, selon le rang qu'il leur
attribuait sur son échelle personnelle de valeurs, de la personnalité
bienvenue à l'indésirable à refouler, poliment
mais fermement. Ni Steph, ni Sami et encore moins Kamel le DJ ou les
autres membres du personnel n'étaient avertis de ma présence.
Giani se tenait entre le bar et l'entrée, saluant amicalement
les habitués, comme à l'accoutumée, sans rien laisser
paraître d'une éventuelle appréhension de ce qui
était prévu par la suite. La veille, il avait reçu
un appel téléphonique le prévenant que la somme
serait récupérée le lendemain.
Vers une heure et quart, j'ai immédiatement su que les hommes
que nous attendions venaient d'arriver. Ils étaient deux, entre
vingt et vingt-cinq ans. Habillés élégamment, rien
ne les distinguait particulièrement des autres noceurs, si ce
n'était qu'ils avaient l'air d'être là pour n'importe
quoi, sauf pour s'amuser. Ils se sont dirigés directement vers
Giani et après un bref échange de paroles, sans s'être
serré la main, ils l'ont suivi jusqu'au bar. Giani a fait signe
à Steph de leur servir à boire, puis il est venu me rejoindre.
- Ça y est, ils sont là.
- Oui j'ai vu.
- Tu es prêt ? Tu as le pistolet ? La matraque ?
- Je suis prêt. Ne t'inquiète pas. Vas les chercher.
- Je ne suis pas inquiet. Je vais les massacrer ces petites ordures
!
- Reste calme. Vas-y maintenant. Dis à Steph que tu es en rendez-vous
et qu'il ne te dérange pas. Et n'oublie pas de pousser le verrou
en revenant.
- OK, j'y vais.
Je suis allé me dissimuler dans la petite salle d'eau attenante
au bureau, laissant la porte à peine entrouverte. Je les ai entendus
entrer et Giani dire :
- Asseyez-vous.
Après quelques secondes, j'ai écarté doucement
le battant. Les deux types me tournaient le dos, assis face à
Giani qui était demeuré debout derrière sa table
de travail. J'ai sorti mon pistolet, ouvert complètement la porte
et je me suis avancé sans bruit vers eux. Celui qui paraissait
être le chef du tandem s'est adressé à Giani :
- C'est pas qu'on s'ennuie chez toi, mais on est pressés. Alors
tu nous files le fric et on y va. On a du TAF ailleurs.
- Si, si. Voilà.
Peut-être alerté par un coup d'il de Giani dans ma
direction, son comparse s'est retourné et m'a aperçu.
Trop tard ! J'étais déjà sur lui et j'ai coupé
ses velléités de se lever d'un bond en le giflant du canon
de mon arme, lui éclatant une pommette. Il est retombé
lourdement sur son siège, avec une plainte déchirante
en se tenant le visage à deux mains. Dans le même temps,
Giani avait lui aussi brandi son pistolet et menaçait l'autre
qui avait spontanément levé les bras en signe de bonne
volonté. Après que j'ai délesté nos prisonniers
de leurs armes, Giani a rangé la sienne dans sa ceinture pour
se saisir de sa matraque, s'est approché de l'encaisseur et,
sans préambule, s'est mis à le frapper méthodiquement
avec une force inouïe sur la tête et sur les bras qui tentèrent
brièvement de constituer une protection peu efficace. Je suis
allé prendre la place de Giani derrière le bureau, en
maintenant toujours celui que j'avais amoché sous la menace de
mon pistolet. Il avait perdu son allure de caïd. Il était
terrifié par la scène qui se déroulait à
un mètre de lui : son copain roué de coups, après
avoir hurlé de peur et de douleur, supplié, avait essayé
de s'enfuir ; Rattrapé par Giani qui avait redoublé de
violence, il s'était recroquevillé par terre et ne laissait
plus échapper que quelques grognements à peine audibles,
à chaque coup porté. L'insonorisation totale de la pièce
ajoutée au niveau sonore de la musique de l'autre côté
de la porte ne laissait aucun espoir de secours au supplicié.
Au bout d'un long moment, Giani s'interrompit, haletant, rougi par l'effort
et les yeux hagards et m'interpella avec un sourire sadique :
- Tu t'occupes du tien ou tu me laisses ta part ? Remarque, il ne faut
pas trop l'abîmer pour qu'il puisse nous débarrasser de
celui-là à la fermeture !
- Non, je prends ma part. Toute ma part ! Ajoutai-je en logeant une
balle dans la tête de celui qui m'était réservé
avant de tirer par deux fois, dans la foulée, sur le corps inerte
allongé sur le sol.
Giani, bouche bée, incrédule, a regardé tour à
tour les deux corps avant de me demander d'une voix étranglée,
sans réaliser dans son trouble qu'il me parlait en italien :
- Ma cosa stai facendo ? Sei pazzo ! (Mais qu'est-ce que tu fais ? Tu
es fou !)
Sa stupéfaction ne fut pas moindre, lorsque je pris l'une des
deux armes saisies sur les racketteurs pour la pointer sur lui.
- Voilà la conclusion, Giani. Un patron de night-club et deux
voyous s'entre-tuent.
- Ma perqué ? Tu es mon ami ! Pourquoi tu fais ça ?
- Ma mère s'appelait Nicole Mathès.
Giani me regardait d'un air méfiant, essayant visiblement de
mettre un visage sur ce nom.
- Tu ne te rappelle pas Giani ? Lyon ! Elle a été ta maîtresse,
il y a plus de vingt ans. Elle a quitté sa famille, m'a abandonné,
moi son fils, pour partir vivre avec toi. Quand elle t'a rejoint à
Paris, tu l'as rejetée comme la dernière des putes. Et
tu as fait pire : Tu as téléphoné à mon
père pour lui dire que tu lui rendais sa femme et qu'il pouvait
se la garder.
- Non, je ne me souviens pas ! Mais Enfin ! Si c'est bien de moi dont
il s'agit, c'était il y a vingt ans ! Tu ne vas pas faire de
connerie pour ça, vingt ans après.
- Attends, Giani ! Ce n'est pas tout. Le cocu a effectivement récupéré
sa femme. Il lui a fait vivre un enfer. Alors, ça en plus des
remords de ce qu'elle avait fait ou des regrets de t'avoir perdu
Va savoir
Elle a jeté sa voiture contre un camion qui venait
en face. Complètement insensible au fait que sa famille se trouvait
à bord de cette voiture. Mes parents sont morts à cause
de toi. Ma mère a voulu me tuer à cause de toi. Tu comprends,
Giani ?
Non ! Je voyais bien qu'il ne comprenait pas et surtout qu'il s'en foutait
! Il n'y avait même pas de peur chez lui, plutôt de la colère
en écoutant cette histoire ridicule, concernant une femme qu'il
avait renvoyée à son anonymat et dans l'oubli, comme tant
d'autres.
- Tu ne peux pas faire ça ! Tu ne t'en sortirais pas !
J'ai soupiré. Je n'avais plus envie de lui parler, de lui expliquer
tout ce que j'avais prévu de faire pour maquiller le triple crime
en règlement de comptes sans survivant, avant de repartir par
son appartement et de ressortir par la rue parallèle à
celle de la boîte. Même si j'étais interrogé
par la police, en tant de familier de Giani, personne ne pourrait prouver
ma présence sur les lieux. Et quand bien même ! J'étais
prêt à tout sacrifier, ma vie et ma liberté pour
me décharger de mon fardeau !
A cause de cet homme, l'attitude de ma mère - son crime !- m'avait
amené à éprouver un ressentiment contre toutes
les femmes, presque de la répulsion, parce que j'avais été
déçu, trahi par la seule que j'avais aimée. J'étais
devenu pire qu'un misanthrope, un sauvage en voulant au genre humain
entier. Ma vengeance avait un goût de miel car, derrière
ce délice violent, je sentais poindre l'apaisement de mon âme
et de mon cur que j'avais tant espéré, depuis si
longtemps. J'ai tiré. C'était fini. J'allais enfin pouvoir
pardonner à ma mère et l'aimer comme avant.