CHAPITRE 1


La Rochelle,
Lundi 25 août 2003, 05H00


Quel âge pouvait-il avoir ? En avait-il un ? Sa face crantée avait le teint blafard des miroirs d'antan, recouverts de poussière. Une couche de crasse dissimulait sa morosité quotidienne… Il n'osait plus, depuis longtemps, contempler son reflet… Qu'ima-ginait-il, seul, perdu dans l'immense nuit où le clapotis du canal le rappelait à l'existence ? Il déboucha sur l'intersection de la rue de l'Arsenal et du Quai Maubec, dans l'idée de prendre la direction du parc animalier où l'attendaient ses compagnons de misère. Le chemin paraissait interminable. L'état éthylique dans lequel il s'abrutissait y était sûrement pour quelque chose ! Combien de kilomètres devrait-il parcourir encore ? D'abord le Cours des Dames, ensuite les tours St Nicolas et des Quatre Sergents, puis le grand parking St-Jean d'Acre. Enfin, il emprunterait les espaces verts et se dirigerait vers le petit jardin zoologique.

Dans un monde où le réel n'avait plus sa place, il déambulait ainsi, le regard perdu, l'œil aux rivières veineuses et les pensées mortes calfeutrées dans l'illusion. Chaque pas en avant le déséquilibrait, il faisait un effort constant pour ne pas choir sur le pavé. Quelques lueurs - éphémères traits d'esprit vite anéan-tis par le brouillard intérieur - l'invitaient à ne pas diva-guer sur la route ; il y percevait la folie des chauffards du petit matin s'amusant au nez et à la barbe des policiers blasés.

Malgré le dépérissement d'un corps tombant en loques, il voulait vivre, ne serait-ce simplement que pour partager la bouteille de whisky qu'il serrait dans la main, de crainte qu'elle ne lui échappe. Il avait promis à ses frères d'infortune de la vider avec eux ; par ces temps de canicule, un peu d'entraide rafraîchirait les cœurs des mal nantis ! Mais il fallait attendre un peu pour ne pas susciter les convoitises d'autres mendiants assoiffés. Aussi avaient-ils convenu d'attendre l'aurore, seul instant propice pour des retrouvailles tranquilles. Propice car la brume donnait au parc le sentiment d'un monde fantasmagorique, où mystère et réelle solitude se rejoignaient ; propice pour chasser leurs angoisses en prenant une bonne lampée de feu jaune.

Un rictus proche du sourire creusa ses rides de vieux loup de mer. Il songea au billet récolté l'après-midi, généreusement offert par un " bourgeois " qui s'était amusé à l'apostropher d'une tirade facile empreinte d'hypocrisie et de pitié : " Faites-en bon usage, mon brave. " En quoi ça le regardait ? Ce bourg' pouvait donner ce qu'il voulait, mais pas de conseils moralisateurs ! Savait-il à qui il avait affaire, pour dispenser des commentaires proches de l'humiliation ? À lui ! Lui qui, trente ans auparavant, naviguait sur les océans du globe ! Oh, vrai… Cela n'avait pas duré… Cette fichue maladie l'avait contraint à rester à terre et ensuite était venue la déchéance… Pourtant, comme il était fier l'équipage d'avoir un tel chef à bord ! Hardi, les gars ! Les harengs et les thons ne feront pas de vieilles arêtes ! La pêche fera votre fortune ! Voyez à Chef de Baie, ce bon vieux port, votre retour tant attendu ! Ah ! Belle nostalgie de cette époque où il ne gardait plus que l'amère magie des voyages tropicaux ! Comme il appréciait le respect des autochtones l'accueillant, craintifs et obéissants ! Derniers souvenirs de ce passé révolu, les bottes bleues en caoutchouc, le pantalon ciré jaune, le pull marin arborant fièrement l'insigne de l'ancre et cette casquette blanche et bleue, couvre-chef incontesté, signe de son autorité… Il n'imaginait même pas les sourires narquois des badauds à le trouver vêtu de la sorte !

Il se plaisait dans son monde imaginaire, habité de peuplades sauvages dont il était le roi, servi par des femmes attentives à ses désirs, adoré par des hommes puérils et entièrement dévoués ! Alors, qu'un " bourgeois " lui fasse la leçon ? Ça, non ! Jamais il n'accepterait qu'on lui jette à la figure la réalité de son déclin ! Il ne se laisserait pas museler par un inconnu. Sûrement un touriste attardé, croyant faire l'intéressant. " Vieux Loup " n'était pas du genre à se laisser insulter, non mais ! Le mépris ? Un terme absent de son vocabulaire. Les quelques invectives avaient suffi, le donateur n'avait pas demandé son reste. C'était marrant de l'avoir vu se carapater aussi vite ! " Vieux Loup ", qu'on l'appelait, ce n'était pas pour rien, bon sang ! Il en avait fallu des années pour assortir cette moustache et cette barbe à merveille ; l'ensemble mis en valeur par cette casquette si caractéristique qu'elle seule l'élevait au rang de capitaine et imposait le respect. L'année passée en prison n'en était jamais venue à bout, alors un estivant de pacotille… Pensez donc ! Un peu de considération tout de même !

Il discerna, quelques dizaines de mètres plus loin, la masse sombre de la Chapelle des Dames Blanches, seulement illuminée par un réverbère contemporain. " Vieux Loup " avait toujours admiré les sculptures du fronton de l'édifice. En amoureux des vieilles pierres, il était sensible au travail du sculpteur. Marie et l'enfant lui apparaissaient dans une dimension divine avec un parfum de sainteté qui ne lui était pas désagréable, même s'il entrait en contradiction avec sa manière de vivre et de penser. Les personnages de granit, placés aux côtés de la Sainte, la regardaient avec compassion. Il eut également cette complaisan-ce… Mais, à quoi bon ?

Il prit la décision d'aller s'asseoir un peu sur les marches du porche d'entrée, humecter son gosier. Forcément, marcher autant, ça donnait soif… Fallait ce qu'il fallait pour donner du sang au corps ! Le mur serait un bon allié, se dit-il, pour arriver jusque-là. Encore devait-il éviter les canons de bronze fixés au sol, souvenirs d'un passé guerrier, et se méfier des pavés sur lesquels il pouvait trébucher.

Au-dessus de lui, il aperçut la plaque sur fond bleu fixée au mur d'enceinte : " Quai Maubec ". Une autre pierre d'un âge révolu et gravée du même nom rappelait le fil de la vie et du passé… Il s'entendit murmurer : " C'était le bon temps… " et ne perçut pas l'ombre feutrée cachée à quelques mètres derrière lui.
Un peu plus loin, le canal ruisselait d'un rythme intemporel. Lorsqu'il parvenait à garder l'esprit clair, " Vieux Loup " aimait se pencher sur la balustrade du petit pont qui précédait l'écluse. Il laissait ses pensées naviguer au fil de l'eau ; pourtant, seul le souvenir des services rendus lui revenait à cet instant précis, celui de ses beuveries finissant en mal chronique !

Durant une fraction de seconde, il eut le désir d'aller voir son reflet mais il se ravisa… La clarté blafarde de la lune lui permettrait-elle de restituer sa face de marin déchu, dans le miroir de l'onde trouble ? Quel besoin avait-il de se faire du mal ?
" Faut pas tomber, manquerait plus que ça… "

Il leva les yeux, distingua au loin la pointe de la tour des Quatre Sergents et, un peu plus sur la droite, le beffroi carré de l'Église Saint-Sauveur. Ah, celle-là, quelle beauté ! La petite tour crénelée à flanc de l'édifice l'étonnait encore et l'étonnerait toujours : paradoxe d'un symbole de paix, de sérénité, flanqué d'une démonstration de force belliqueuse… Pourtant, en son nom, combien de fois l'homme avait-il bafoué ses principes les plus élémentaires ! Il aimait pendant la journée pénétrer dans les lieux, contempler au passage le gigantesque portail en bois, entouré par quatre colonnes coiffées chacune d'une vasque ancienne. Il passait le seuil, s'imprégnait du silence religieux, était submergé par le regard des statues le dévisageant et par l'atmosphère solennelle. Qu'il crût en Dieu ? Balivernes ! Son Dieu à lui s'appelait Rue ! Un Dieu fait de misères et de douleurs, noyé dans le ranci des impasses journalières. Mais ce lieu était chargé d'autres idéaux dont il avait besoin : calme, réflexion, recueillement…
" Encore du chemin à faire ! " bougonna-t-il.

Il avança, cogna contre le fût de canon laissé là en ornement, juste à la sortie de l'encadrement du parking Amelot. Il pesta :
" Foutez-moi ça à l'eau, bougre de Dieu ! "

Il se tint plus près du mur, fit quelques pas, s'arrêta sans prêter attention au contact froid de la pierre et de la tablette souvenir de Simenon rappelant le passage de l'écrivain à cet endroit. Deux à trois mètres plus loin, il pourrait s'asseoir sur les marches. " Vieux Loup " souffla ; c'était démentiel de sa part de toujours passer par là… Mais il espérait encore… Un jour, peut-être, elle apparaîtrait à sa fenêtre et l'inviterait à rentrer… Des souvenirs doux affluaient, une larme de regret s'asseyait au seuil de sa paupière… Il la chassait, se rendait à l'évidence : trop tard, beaucoup trop tard ! Elle n'avait pas désiré le suivre dans son errance… Il ne pouvait pas lui en vouloir… Devenu un " Vieux Loup " en liberté, elle n'accepterait plus aujourd'hui d'être sa compagne le restant de sa chienne de vie. Le volet fermé, devant lui, était aussi celui de sa mémoire douloureuse ; il valait mieux ne pas frapper… Il fit encore quelques pas…
En observant le coin de la rue, le mendiant eut un rire pincé ; les spectacles offerts par les saltimbanques du Port durant chaque été l'avaient toujours attiré. Il se pressait chaque soir pour voir l'équilibriste à vélo jonglant avec des torches enflammées. Ce numéro le stupéfiait, il n'en avait pas raté un seul ! Fallait pas qu'il prenne du tord-boyaux, lui, s'il voulait s'en sortir vivant ! Il l'aimait bien ce brave gars, tout courageux qu'il était, jouant avec le public, riant de voir tourner en ridicule un ou plusieurs touristes amusés de se prêter au jeu. Au moins une façon louable de gagner de l'argent, plus louable que celle de tendre la main à réclamer la charité !
Évidemment, à cette heure matinale, il n'y avait plus personne sur le Vieux Port, aucun magicien n'aurait fait une représentation pour lui tout seul.
" Pourvu que les copains m'attendent, se dit-il, y'en a assez pour eux, pour sûr ! Mais si je continue à la vider, y vont me faire la fête !"

Il ne put finir sa phrase. Une main bloqua sa bouche et, dans le même temps, il sentit un froid aigu pénétrer sa chair, à la hauteur du bassin. La déchirure se répandit à travers ses muscles et ses organes, remontant vers la cage thoracique, perforant les poumons et le cœur. Une lame d'une vingtaine de centimètres, songea-t-il, les yeux en perte de lumière, il ne rigole pas le bougre ! Bon sang ! Non, pas ça ! Pourquoi lui ? Que gagnait-on à le tuer ? Il ne possédait plus rien depuis bien trop d'années ! Et ses potes allaient s'inquiéter ! Ils tenaient à partager avec lui la bouteille !

L'alcool et l'âge ne lui permirent pas de résister à cette attaque, il sentit ses forces l'abandonner, flancha et tomba à genoux. Son dernier regard se tourna vers une forme sombre… Il ne vit pas la haine des pupilles dilatées, ni la main tremblante, armée, satisfaite de sa besogne accomplie ; il regardait, simplement ahuri, agonisant, le métal de l'arme rougi par son propre sang…

Et quand le voile blanc envahit son champ de vision pour le plonger dans l'obscurité totale, il comprit qu'il ne verrait plus jamais l'éclat du jour… Ainsi, il allait mourir comme ça, sans même savoir pourquoi on lui faisait la peau ? Le néant l'appela, tandis que son corps était tiré puis jeté dans le coffre d'une voiture sombre…
La bouteille de whisky roula à terre, heurta un banc de pierre sans se briser… Elle entraîna dans sa chute le sérum vital qui s'était enfui du corps de " Vieux Loup ". Le pourpre de la vie se mêlait à l'humidité de l'asphalte et non à l'azur des océans dont il avait toujours voulu respirer la profondeur insondable…

Pas même eu le temps de boire une dernière lampée, c'était bien triste…