CHAPITRE 1

Soirée du mercredi 30 avril au jeudi 1er mai 1997
Vézelay - Bourgogne


Les coteaux bourguignons acceptaient, soumis, l'emprise de la pénombre envahissante. Un soleil rougeoyant clignait de l'œil, désireux de se reposer après une journée où le labeur de l'homme lui semblait exténuant. Quelques flocons de nuages ensanglantés donnaient un aspect cotonneux au ciel de mai naissant.
Sur la colline vouée au culte du vin, dominant Vézelay, la basilique Sainte-Marie Madeleine se dressait, hautaine, souveraine. Les gens superstitieux affirmaient qu'ici, l'air était le souffle de la foi des croyants en route pour Saint Jacques de Compostelle. Une sorte d'élévation de l'âme, forte, intime, perpétuelle donnait l'assurance aux sédentaires qu'ils accéderaient plus rapidement au Paradis. Tant de siècles passés à préserver la magnificence de l'endroit ne pouvait qu'inspirer respect et silence. Vézelay vivait au rythme de la basilique, c'était une petite ville tranquille.
Sœur Barbara, franciscaine, se rendait en contrebas d'un chemin bordé de vignes. Elle avait une trentaine d'années. L'aspect sévère de son habit monastique cachait la finesse et la beauté de ses traits mais pour elle, le physique n'avait aucune importance, seule la pureté morale l'attirait.
Tout en marchant, elle tenait instinctivement la croix suspendue à son cou, protection contre ses démons intérieurs pensait-elle.
Elle songeait aux événements récents. Dans la matinée, l'homme qui maintenant depuis quatre jours la harcelait, lui avait donné rendez-vous. Ses paroles chuchotées mais empreintes de conviction, accompagnées d'un regard intense et si attirant, avaient réussi à la perturber. Un sentiment nouveau, qu'elle refusait d'admettre comme étant de l'amour, prenait corps en son esprit. Il y avait comme un message dans ces yeux… Un message peut-être né de l'au-delà ? Si cette enveloppe humaine se déclarait comme étant le Messie, nul doute qu'elle le croirait sans hésitation ! Et sa voix, cette voix qui résonnait aux tréfonds de sa mémoire, en un écho qui la faisait trembler de tous ses membres ; voix qui ne la quittait plus; voix qui semblait de souffle divin et la couvrait de chaleur, perturbant sa foi et l'irrémédiable volonté de consacrer sa vie à Dieu. Comment résister à cet appel ?
Barbara ressentait ce trouble au plus profond de son être : les questions affluaient, questions interdites pour une religieuse. Pourquoi ne pas accepter la tendresse ? Pourquoi ne pas fléchir, rien qu'une fois, à un appel passionné ? Pourquoi ne pas vivre l'instant charnel, sentir le frôlement d'une peau qui la désirait, respirer la chaleur et la caresse d'un baiser à venir ? Pourquoi ne pas oublier, juste un court instant, les préceptes qui l'avaient conduite à bannir les plaisirs ?

Elle parvint à hauteur du chemin qui la conduisait un peu plus bas, à l'intersection où il lui avait donné rendez-vous. Rendez-vous : ce mot, ignoré jusqu'alors, prenait une multitude de sens ; galant, anxieux, dangereux, amical, professionnel. Elle se souvenait de rencontres au lycée où, comme ses camarades, elle s'amusait de l'espoir frivole d'amoureux transis dont elle se moquait éperdument ! Combien de garçons avait-elle ainsi blessé !
Sœur Barbara se souvint du billet laissé par l'inconnu lorsqu'elle était retournée chez elle. Les mots étaient si puissants qu'ils avaient ébranlé sa certitude et lui apparaissaient comme une consécration. Elle l'avait rangé dans son journal mais les phrases restaient gravées dans son esprit. Même si sa vocation était bien plus forte qu'un simple désir, il fallait que cet homme cesse de l'importuner !

Elle frissonna. Mais elle s'était tellement armée de courage qu'il lui était impossible de reculer maintenant.
Barbara s'approcha de l'endroit convenu. La pénombre arriva soudainement. L'air devint moite, lourd. La fraîcheur laissa la place à une torpeur inquiétante. La religieuse s'enveloppa de sa cape. Elle commença à ne plus rien voir et se retrouva seule. Quelle force obscure l'avait-elle poussée à venir si tard dans ce lieu désert ? La jeune femme n'osait s'avouer les doutes qui l'envahissaient. Doutes profonds qu'en quinze ans de célibat, elle n'avait pas eu à affronter de façon aussi troublante. Sa foi était ébranlée, juste par un regard ensorceleur ! Avait-elle perdu la voie du Seigneur ? Elle s'arrêta, décidant de faire demi-tour.

Soudain, le regard figé, elle se raidit, un cri s'échappant du plus profond de son être ! Un cri de terreur, un cri de douleur, fit trembler le silence nocturne ! Une insupportable brûlure déchira son dos ; elle se retint pour ne pas tomber. Ses doigts sentirent la froideur d'un métal entré dans sa chair et la chaleur du sang quittant son corps. La lame se retira violemment. Dans un ultime effort elle se retourna et n'aperçut que l'éclat d'un regard incisif. Il était là, mais ce ne fut pas le regard aimé, le regard profond qui l'avait tant secouée : c'était un regard de haine intense. La voir s'écrouler, la voir souffrir, la voir expirer, était la seule motivation de cet individu, à cet endroit précis, à ce moment précis, tel qu'il l'avait prémédité. Barbara sentit ses forces l'abandonner. Ses yeux, emplis de larmes et d'incompréhension, semblaient demander le motif de cette furie meurtrière. L'assassin, une feuille dans une main, le poignard ensanglanté dans l'autre, transperça le cœur de la pauvre nonne, dans un rire qui glaça les environs. Sœur Barbara s'écroula devant l'homme qui contemplait satisfait le corps inerte de sa proie. L'esprit brouillé de la religieuse eut l'ultime volonté de rejoindre l'Être qu'elle servait depuis tant d'années avec dévotion et amour. Tandis que sa vie s'échappait, l'assassin lui jeta un brin de muguet en la dévisageant une dernière fois puis repartit.

La Basilique, dont l'ombre se dessinait dans la nuit, ne se dressa plus fièrement. Elle semblait avoir l'échine aussi voûtée qu'une vieille femme. Les vitraux paraissaient poreux, remplis d'un brouillard peu coutumier. Des notes lugubres se firent entendre, elles fuyaient les pierres plaintives. Comme si l'âme de l'édifice pleurait la perte d'un de ses meilleurs agneaux.