Louis DUBOST
LETTRE D'UN EDITEUR
DE POESIE
A UN POETE EN QUETE D'EDITEUR
Editions DELEATUR
2001
Une première version
de ce texte a paru, en 1998, dans la revue FICELLE dirigée
par Vincent Rougier (Les belles Rives, 24150 PORT DE COUZE), lors
du Marché de la Poésie de Paris.
Louis Dubost,
Directeur des éditions Le Dé bleu
Chaillé sous les Ormeaux
Un soir d'été 2001
Cher Poète,
Je réponds enfin à l'envoi de votre manuscrit intitulé
Gisèle ou le vit du sujet, et je vous prie
d'excuser le retard de cette réponse. Le cumul du métier
d'éditeur et de celui d'enseignant me laisse trop peu de
loisir pour lire les manuscrits que je reçois quotidiennement
(et les vacances du prof sont fort utiles à l'éditeur
pour faire le ménage dans les "urgences" - lire
les manuscrits n'en est qu'une parmi mille, et pas la plus essentielle
dans la gestion d'une maison d'édition - accumulées
durant l'année !). Cette situation qui perdure depuis 27
ans ne me satisfait guère, vous vous en doutez bien.
Sachez cependant que je privilégie, dans mes relations avec
les auteurs, ceux qui, manifestement, n'ont pas envoyé leurs
manuscrits "à l'aveuglette", et qui ont effectué
cette démarche en toute connaissance de cause, c'est à
dire après avoir longuement fréquenté, en qualité
de lecteurs attentifs et réguliers, les auteurs de mon catalogue.
Ce qui n'est pas, semble t'il à première vue, votre
cas.
Et c'est bien regrettable ! Chaque éditeur, avec un tempérament
et une sensibilité qui lui appartiennent en propre, entretient,
dans l'ensemble des publications auxquelles il donne sa marque,
un climat (et non une "ligne", comme certains
le prétendent indûment sans rien en connaître
: le temps des "écoles" est révolu, et je
n'ai ni le goût ni la vocation à me réfugier
frileusement dans un cénacle de sourde auto-complaisance
ni à jouer les gourous dogmatiques d'une secte, fût-elle
littéraire) que le lecteur peut taster, comme
l'on fait d'un vin, et convenir ou non s'il s'y sent à l'aise,
si son écriture pourrait y respirer librement. Le climat
Dé bleu diffère du climat Brémond,
les deux se distinguent des climats Cadex, Cheyne,
La Bartavelle, Gallimard, Flammarion,
Castor astral, P.O.L., Tarabuste,
L'Estocade, Obsidiane, etc
,
même si parfois quelques auteurs se retrouvent dans plusieurs
catalogues : chacun peut aimer l'océan, mais aussi la montagne,
les escargots et la choucroute, le chiroubles et le Saint-Emilion,
le polar et la poésie, Spielberg et Truffaut, le métro
et le dodo, Bouvard et Pécuchet
Vous savez aussi bien
que moi que les goûts ne relèvent pas d'une hérédité,
mais résultent d'une patiente fréquentation sensitive
qui initie à une pratique sûre et à un plaisir
vivifié.
Je reçois quelque 500 manuscrits chaque année. Hélas
! trop peu d'auteurs s'inquiètent de mon mode de fonctionnement
éditorial. Et ne veulent rien en connaître : pas dix
achètent au moins un livre, ne serait-ce que pour s'informer
de l'aspect matériel (l'objet-livre) de mes productions.
Ce manque d'intérêt n'est pas très dynamisant
pour moi (on réclame mon attention, alors que l'on n'en accorde
aucune au travail que j'ai déjà accompli !), ni bien
raisonnable de la part d'un auteur : quand j'ai besoin des services
d'un artisan, quand je fais des achats chez un commerçant,
j'aime bien d'abord me rendre compte par moi-même des compétences
du premier et vérifier la qualité de la marchandise
du second ; ça m'évite des surprises désagréables
! Vous savez, le "principe de précaution" ou la
"traçabilité", ça vaut aussi pour
les poètes : bouffer de "la vache enragée"
est une chose, se faire refiler de "la vache folle" par
un boucher peu scrupuleux en est une autre. Et à l'égard
d'une attitude aussi ignorante des choses de la vie éditoriale,
je ne me sens pas vraiment enclin -ni n'ai la disponibilité
de temps et d'esprit nécessaire- à accorder ma sollicitude
à ces auteurs et à leurs manuscrits.
Il est vrai que les poètes, contrairement à un préjugé
qui fait long feu, ne lisent pas les poètes ; le slogan soixante-huitard
qui psalmodiait "50 000 poètes, 500 lecteurs, 5 éditeurs"
est toujours d'actualité, à ceci près que le
nombre des poètes a quadruplé, celui des lecteurs
diminué de moitié et que les éditeurs mettent
la clé sous le paillasson (fortement épaulés,
il est vrai, par des distributeurs régulièrement en
liquidation judiciaire). Et pourtant, les auteurs ne cessent d'exiger
de l'éditeur qu'ils sollicitent un professionnalisme
-ce qui est légitime !- qu'eux-mêmes ne montrent guère
en tant qu'écrivains. Ecrire est une chose, éditer
en est une autre : la démarche vers l'édition s'inscrit
dans une autre logique que celle de l'écriture, les paramètres
n'étant pas tout à fait les mêmes.
Chez les grands éditeurs (industriels), le
dernier mot revient presque toujours au directeur commercial : ils
lancent un produit sur le marché et le marché obéit
à des lois économiques, les mêmes pour n'importe
quel produit, retiré de la vente lorsqu'il est périmé,
c'est-à-dire lorsqu'il n'y a plus de demande (en général,
pour le livre, de trois à six mois, pas plus) et les invendus
sont détruits, "pilonnés" comme on dit dans
la profession. Chez les petits de mon acabit, si l'aspect
commercial n'est pas négligé (il faut quand même
vendre un livre pour espérer investir dans le suivant
),
le livre est d'abord le support du poème, et le poème
n'est pas une denrée périssable : nous lisons aujourd'hui
les poètes des siècles passés, je peux encore
livrer la commande d'un ouvrage paru il y a vingt ans (j'ignore,
pour l'instant, le pilon) ; c'est donc toujours le texte qui guide
mes choix. Encore faut-il que le texte existe !
En effet, m'intéresse une écriture qui dérange
mes routines de lecture, dont l'auteur se soit approprié
de manière toute particulière les mots et le langage
de tout le monde, "les mots de la tribu"
(Stéphane Mallarmé), pour les inscrire dans une parole
authentique, autrement dit un style reconnaissable
entre tous. Ce n'est hélas ! pas le cas de 95% des manuscrits
qui me parviennent, où l'imitation indigente voire le plagiat
redondant s'exhibent parfois de façon quasi obscène.
Votre manuscrit n'est est pas exempt. Si on peut lui reconnaître
une volonté et un parti pris au demeurant sympathiques (érotisme
un tantinet torride, éloge des blasons du corps féminin
)
mais pas très nouveaux et guère inédits, en
revanche l'écriture est décevante, n'entraîne
pas le jouir attendu du propos annoncé. Très
franchement, et trivialement parlant, on s'emmerde -le vit en berne-
sur le motif. Voyez-vous, faire "reluire" Gisèle
sur votre canapé est une chose, mais amener toutes les "gisèles-lectrices"
(et leurs copains) à la jouissance poétique en est
une autre : c'est pourtant là que l'édition d'un texte
trouve une éventuelle justification. La sensualité
vécue doit être transformée en sensualité
écrite (je songe à Gaston Bachelard) et vous
disant cela je n'invente rien, les poètes et les amateurs
de poésie l'ont dit bien avant moi, et bien mieux, tel, pour
ne citer qu'un grand contemporain, Julien Gracq : certes, dit-il,
un livre se nourrit "des matériaux que lui fournit
la vie (et c'est le cas de votre manuscrit), mais
aussi et peut-être surtout de l'épais terreau de la
littérature qui l'a précédé. Tout livre
pousse sur d'autres livres, et peut-être que le génie
n'est pas autre chose qu'un apport de bactéries particulières,
une chimie individuelle délicate, au moyen de laquelle un
esprit neuf absorbe, transforme, et finalement restitue sous une
forme inédite non pas le monde brut, mais plutôt l'énorme
matière littéraire qui préexiste à lui".
Notez bien : tout livre pousse sur d'autres livres
Lisez-les
! Et alors, seulement, vous pourrez espérer faire du neuf.
Et puis, une démarche éditoriale me paraît un
acte trop grave pour l'entreprendre à la légère.
Même si le mot peut vous surprendre, voire vous choquer, je
crois qu'il faut parler de stratégie éditoriale,
avec une logique et une cohérence propres. Donc, commencer
par le commencement. En clair, publier vos poèmes dans des
revues -il n'en manque pas d'excellentes, les plus modestes n'étant
pas les moins créatives. J'en reçois pour ma part
une soixantaine (à quatre numéros par an, ça
fait de quoi s'occuper) que je lis très attentivement, pour
y dénicher les nouveaux auteurs à qui je demanderai
un manuscrit complet pour l'une ou l'autre des collections que j'édite
: en effet, depuis plus de vingt ans (ça commence à
se savoir !), je préfère solliciter moi-même
un manuscrit auprès d'un auteur ; cela explique peut-être
la qualité de mon catalogue que l'on se plaît, de-ci
de-là, à trouver pas trop inintéressant ; d'ailleurs,
c'est sans doute pour cette raison que vous avez su dénicher
mon adresse sur un journal, chez un libraire ou dans une bibliothèque.
C'est seulement après de régulières collaborations
à des revues que vous pourrez songer à la publication
d'un livre. Et pourquoi pas tenter alors une candidature à
l'un ou l'autre des quelques prix de poésie sérieux,
dont le lauréat voit son uvre accueillie par un éditeur
qui donnera à l'ouvrage une diffusion réelle (encore
qu'il ne faille pas en attendre monts et merveilles : l'édition
de la poésie -cumulée avec celle du théâtre-
représente, selon les statistiques publiées récemment,
quelque 0,2% du "marché" de l'édition en
France). Bref ! Si un auteur honore toujours un éditeur,
un éditeur pour un auteur, ça se mérite.
Enfin, prenez garde aux officines de publication à compte
d'auteur. Elles pullulent, font leurs choux gras de la naïveté
complice des gogos prêts à tout sacrifier pour inscrire
leur nom sur la couverture d'un livre. Ici, on vous trouvera génial,
forcément génial, vous serez le nouveau Rimbaud, votre
poésie sera saluée comme vraiment révolutionnaire,
votre ego lustré à la brosse à
reluire, et cela vous coûtera
le versement d'un chèque
substantiel destiné, bien entendu, à couvrir les frais
d'impression
et à payer le séjour du flagorneur
sur une île des Caraïbes ! Un éditeur véritable
ne vous demandera jamais d'argent (libre à vous, une fois
publié, d'acheter un certain nombre d'exemplaires pour votre
usage personnel : il s'agit là d'un acte commercial entre
un consommateur et un producteur) ; ceux qui font du chèque
un préalable à toute publication sont de faux éditeurs
et de vrais escrocs (si vous voulez avoir une petite idée
de la filouterie de ces gens-là, lisez donc Le Pendule
de Foucault d'Umberto Eco qui, en quelques pages, dresse
le portrait époustouflant et cocasse d'une de ces crapules
!).
Et si vous désespérez de trouver un éditeur,
publiez vous-même votre livre : d'une part, parce que la liberté
de publication est en France une liberté constitutionnelle
et tout citoyen peut en user, il suffit d'aller chez un imprimeur
ou encore de fabriquer le livre avec un traitement de textes, un
photocopieur, une agrafeuse et pas mal d'huile de coude ; d'autre
part, parce que l'auto-édition est souvent une excellente
propédeutique à l'édition, dans la mesure où
un auteur est amené à prendre en compte la réalité
des problèmes d'un éditeur. Bon nombre d'auteurs gagneraient
à entreprendre cette démarche salutaire : ils écriraient
et publieraient beaucoup moins, mais tellement mieux !
Voilà ce que je voulais vous dire. Ne prenez pas ombrage
de ma franchise un peu brutale : c'est que je vous considère
comme un individu majeur, un adulte capable, s'il est vraiment habité
par la démangeaison de l'écriture, de se donner les
moyens de produire une uvre personnelle. A condition, bien
entendu, que vous laissiez l'auteur en coulisse et
que vous hissiez l'écrivain sur le devant de
la scène : les auteurs grouillent de partout qui médiatisent
un "moi" boursouflé, impudent, graphopathe (le
cher Pivot a su habilement les utiliser, en grand professionnel
du spectacle qu'il est, pour bâtir ses shows à la télévision)
et qui, du même coup, soufflent, à s'essouffler ainsi
dans les à-côtés de l'écriture, l'étincelle
ténue d'universel que chacun porte en soi; les écrivains
sont rares, trop rares, qui savent oublier leur ego
("le moi est haïssable" disait, il
y a déjà quelques siècles, un certain Pascal)
pour aviver et faire flamber cette étincelle de sorte qu'elle
embrase les autres hommes car, vous ne l'ignorez pas, une uvre
forte transforme le monde, même si personne ne s'en avise
sur le moment. Aussi, aurez-vous sans doute bien saisi que d'un
auteur je n'ai vraiment rien à cirer (la com', les médias
et l'industrie de l'imprimé sont faits pour ça), que
seul m'intéresse l'écrivain. Que, par conséquent,
j'édite peu (12 à 15 titres par an), avec pour seule
liberté hautement revendiquée de pouvoir me
tromper dans mes choix ; et pour droit inaliénable,
consubstantiel au métier d'éditeur, de refuser un
manuscrit, a fortiori lorsque je ne l'ai pas sollicité, et
ce, sans avoir à justifier les raisons de mon refus : au
bistrot de mon village, il m'arrive de refuser un verre de vin sans
avoir pour autant à faire état de mon foie surchargé
ou de la piètre qualité de la bibine si avantageusement
offerte. Pour moi, c'est non. Pour d'autres, ce peut-être
oui : à vous de jouer !
Je vous laisse donc le champ libre. Je vous serai néanmoins
très reconnaissant de transmettre à votre muse Gisèle
mes hommages empressés et de bien vouloir agréer l'assurance
de mes sentiments les meilleurs.
Louis Dubost
POST SCRIPTUM
1. Merci de me faire parvenir
des timbres si vous souhaitez que je vous retourne votre manuscrit
(que je conserve, comme le veut l'usage, à votre disposition
pendant trois mois) ; imaginez ce que représente, pour moi,
le coût annuel de cette banale opération postale multipliée
par
500 envois ! Je préfère consacrer davantage
d'argent à la publication des livres.
2. J'ajoute, pour votre information, un bulletin de commande pour
les "Guides" publiés par le CALCRE (BP 17, 94404
VITRY SUR SEINE Cedex) : je vous recommande la lecture de l'Annuaire
AUDACE (dont la dernière édition présente
plus de 1000 éditeurs à l'aide de fiches très
efficaces, qui aident à cibler au plus juste les éditeurs
susceptibles de lire votre manuscrit) et l'Annuaire ARLIT
(qui recense quelque 500 revues, dont un grand nombre sont ouvertes
à la poésie). Ce sont des instruments de travail pas
moins utiles que la machine à écrire ou le traitement
de textes pour un auteur en quête d'éditeur ; ils permettent
d'économiser de l'argent (en n'envoyant pas les manuscrits
là où ils n'ont aucune chance d'être lus) et
de l'énergie, qu'il faut consacrer à un tenace travail
d'écriture.
3. Voici quelques prix de
poésie (prix Colportage, prix Max-Pol Fouchet, prix Ilarie-Voronca,
prix de la Ville d'Angers, prix des Rencontres de Molsheim, prix
de la Vocation
) qui ne sont pas des attrape-couillons avec
médailles en chocolat et diplômes de pacotille. Fuyez
les "Jeux Floraux" qui n'ont d'autre but que de flatter
la vanité des organisateurs -souvent de très médiocres
lecteurs et faiseurs de poésie- et à bercer d'illusions
les auteurs sur des qualités d'écriture qu'ils n'ont
guère. De plus, il faut payer, souvent très cher,
pour concourir ! Pigeon plumé, vous serez Plume d'or
des Poésiades de Trifouillis-les-Oies : ça habille
le croupion et enlumine la carte de visite !
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