PAGE D'AUTEURS

Louis DUBOST

Directeur des Editions Le Dé bleu
Auteur

Le texte qui suit est reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur et de son éditeur, rencontrés tous deux à l'occasion du Salon de la Poésie de ROCHEFORT / LOIRE, courant Juin 2002.
Il nous est apparu indispensable d'en assurer une large diffusion, car trop souvent l'auteur en quête d'éditeur perd son temps (et fait perdre celui de l'éditeur) en adressant des manuscrits ne correspondant pas à l'éthique du destinataire...
A lire donc, à méditer aussi...

 

Louis DUBOST

LETTRE D'UN EDITEUR DE POESIE
A UN POETE EN QUETE D'EDITEUR


Editions DELEATUR
2001

Une première version de ce texte a paru, en 1998, dans la revue FICELLE dirigée par Vincent Rougier (Les belles Rives, 24150 PORT DE COUZE), lors du Marché de la Poésie de Paris.


Louis Dubost,
Directeur des éditions Le Dé bleu


Chaillé sous les Ormeaux
Un soir d'été 2001


Cher Poète,

Je réponds enfin à l'envoi de votre manuscrit intitulé Gisèle ou le vit du sujet, et je vous prie d'excuser le retard de cette réponse. Le cumul du métier d'éditeur et de celui d'enseignant me laisse trop peu de loisir pour lire les manuscrits que je reçois quotidiennement (et les vacances du prof sont fort utiles à l'éditeur pour faire le ménage dans les "urgences" - lire les manuscrits n'en est qu'une parmi mille, et pas la plus essentielle dans la gestion d'une maison d'édition - accumulées durant l'année !). Cette situation qui perdure depuis 27 ans ne me satisfait guère, vous vous en doutez bien.

Sachez cependant que je privilégie, dans mes relations avec les auteurs, ceux qui, manifestement, n'ont pas envoyé leurs manuscrits "à l'aveuglette", et qui ont effectué cette démarche en toute connaissance de cause, c'est à dire après avoir longuement fréquenté, en qualité de lecteurs attentifs et réguliers, les auteurs de mon catalogue. Ce qui n'est pas, semble t'il à première vue, votre cas.

Et c'est bien regrettable ! Chaque éditeur, avec un tempérament et une sensibilité qui lui appartiennent en propre, entretient, dans l'ensemble des publications auxquelles il donne sa marque, un climat (et non une "ligne", comme certains le prétendent indûment sans rien en connaître : le temps des "écoles" est révolu, et je n'ai ni le goût ni la vocation à me réfugier frileusement dans un cénacle de sourde auto-complaisance ni à jouer les gourous dogmatiques d'une secte, fût-elle littéraire) que le lecteur peut taster, comme l'on fait d'un vin, et convenir ou non s'il s'y sent à l'aise, si son écriture pourrait y respirer librement. Le climat Dé bleu diffère du climat Brémond, les deux se distinguent des climats Cadex, Cheyne, La Bartavelle, Gallimard, Flammarion, Castor astral, P.O.L., Tarabuste, L'Estocade, Obsidiane, etc…, même si parfois quelques auteurs se retrouvent dans plusieurs catalogues : chacun peut aimer l'océan, mais aussi la montagne, les escargots et la choucroute, le chiroubles et le Saint-Emilion, le polar et la poésie, Spielberg et Truffaut, le métro et le dodo, Bouvard et Pécuchet… Vous savez aussi bien que moi que les goûts ne relèvent pas d'une hérédité, mais résultent d'une patiente fréquentation sensitive qui initie à une pratique sûre et à un plaisir vivifié.

Je reçois quelque 500 manuscrits chaque année. Hélas ! trop peu d'auteurs s'inquiètent de mon mode de fonctionnement éditorial. Et ne veulent rien en connaître : pas dix achètent au moins un livre, ne serait-ce que pour s'informer de l'aspect matériel (l'objet-livre) de mes productions. Ce manque d'intérêt n'est pas très dynamisant pour moi (on réclame mon attention, alors que l'on n'en accorde aucune au travail que j'ai déjà accompli !), ni bien raisonnable de la part d'un auteur : quand j'ai besoin des services d'un artisan, quand je fais des achats chez un commerçant, j'aime bien d'abord me rendre compte par moi-même des compétences du premier et vérifier la qualité de la marchandise du second ; ça m'évite des surprises désagréables ! Vous savez, le "principe de précaution" ou la "traçabilité", ça vaut aussi pour les poètes : bouffer de "la vache enragée" est une chose, se faire refiler de "la vache folle" par un boucher peu scrupuleux en est une autre. Et à l'égard d'une attitude aussi ignorante des choses de la vie éditoriale, je ne me sens pas vraiment enclin -ni n'ai la disponibilité de temps et d'esprit nécessaire- à accorder ma sollicitude à ces auteurs et à leurs manuscrits.

Il est vrai que les poètes, contrairement à un préjugé qui fait long feu, ne lisent pas les poètes ; le slogan soixante-huitard qui psalmodiait "50 000 poètes, 500 lecteurs, 5 éditeurs" est toujours d'actualité, à ceci près que le nombre des poètes a quadruplé, celui des lecteurs diminué de moitié et que les éditeurs mettent la clé sous le paillasson (fortement épaulés, il est vrai, par des distributeurs régulièrement en liquidation judiciaire). Et pourtant, les auteurs ne cessent d'exiger de l'éditeur qu'ils sollicitent un professionnalisme -ce qui est légitime !- qu'eux-mêmes ne montrent guère en tant qu'écrivains. Ecrire est une chose, éditer en est une autre : la démarche vers l'édition s'inscrit dans une autre logique que celle de l'écriture, les paramètres n'étant pas tout à fait les mêmes.

Chez les grands éditeurs (industriels), le dernier mot revient presque toujours au directeur commercial : ils lancent un produit sur le marché et le marché obéit à des lois économiques, les mêmes pour n'importe quel produit, retiré de la vente lorsqu'il est périmé, c'est-à-dire lorsqu'il n'y a plus de demande (en général, pour le livre, de trois à six mois, pas plus) et les invendus sont détruits, "pilonnés" comme on dit dans la profession. Chez les petits de mon acabit, si l'aspect commercial n'est pas négligé (il faut quand même vendre un livre pour espérer investir dans le suivant…), le livre est d'abord le support du poème, et le poème n'est pas une denrée périssable : nous lisons aujourd'hui les poètes des siècles passés, je peux encore livrer la commande d'un ouvrage paru il y a vingt ans (j'ignore, pour l'instant, le pilon) ; c'est donc toujours le texte qui guide mes choix. Encore faut-il que le texte existe !

En effet, m'intéresse une écriture qui dérange mes routines de lecture, dont l'auteur se soit approprié de manière toute particulière les mots et le langage de tout le monde, "les mots de la tribu" (Stéphane Mallarmé), pour les inscrire dans une parole authentique, autrement dit un style reconnaissable entre tous. Ce n'est hélas ! pas le cas de 95% des manuscrits qui me parviennent, où l'imitation indigente voire le plagiat redondant s'exhibent parfois de façon quasi obscène.
Votre manuscrit n'est est pas exempt. Si on peut lui reconnaître une volonté et un parti pris au demeurant sympathiques (érotisme un tantinet torride, éloge des blasons du corps féminin…) mais pas très nouveaux et guère inédits, en revanche l'écriture est décevante, n'entraîne pas le jouir attendu du propos annoncé. Très franchement, et trivialement parlant, on s'emmerde -le vit en berne- sur le motif. Voyez-vous, faire "reluire" Gisèle sur votre canapé est une chose, mais amener toutes les "gisèles-lectrices" (et leurs copains) à la jouissance poétique en est une autre : c'est pourtant là que l'édition d'un texte trouve une éventuelle justification. La sensualité vécue doit être transformée en sensualité écrite (je songe à Gaston Bachelard) et vous disant cela je n'invente rien, les poètes et les amateurs de poésie l'ont dit bien avant moi, et bien mieux, tel, pour ne citer qu'un grand contemporain, Julien Gracq : certes, dit-il, un livre se nourrit "des matériaux que lui fournit la vie (et c'est le cas de votre manuscrit), mais aussi et peut-être surtout de l'épais terreau de la littérature qui l'a précédé. Tout livre pousse sur d'autres livres, et peut-être que le génie n'est pas autre chose qu'un apport de bactéries particulières, une chimie individuelle délicate, au moyen de laquelle un esprit neuf absorbe, transforme, et finalement restitue sous une forme inédite non pas le monde brut, mais plutôt l'énorme matière littéraire qui préexiste à lui". Notez bien : tout livre pousse sur d'autres livres… Lisez-les ! Et alors, seulement, vous pourrez espérer faire du neuf.

Et puis, une démarche éditoriale me paraît un acte trop grave pour l'entreprendre à la légère. Même si le mot peut vous surprendre, voire vous choquer, je crois qu'il faut parler de stratégie éditoriale, avec une logique et une cohérence propres. Donc, commencer par le commencement. En clair, publier vos poèmes dans des revues -il n'en manque pas d'excellentes, les plus modestes n'étant pas les moins créatives. J'en reçois pour ma part une soixantaine (à quatre numéros par an, ça fait de quoi s'occuper) que je lis très attentivement, pour y dénicher les nouveaux auteurs à qui je demanderai un manuscrit complet pour l'une ou l'autre des collections que j'édite : en effet, depuis plus de vingt ans (ça commence à se savoir !), je préfère solliciter moi-même un manuscrit auprès d'un auteur ; cela explique peut-être la qualité de mon catalogue que l'on se plaît, de-ci de-là, à trouver pas trop inintéressant ; d'ailleurs, c'est sans doute pour cette raison que vous avez su dénicher mon adresse sur un journal, chez un libraire ou dans une bibliothèque.

C'est seulement après de régulières collaborations à des revues que vous pourrez songer à la publication d'un livre. Et pourquoi pas tenter alors une candidature à l'un ou l'autre des quelques prix de poésie sérieux, dont le lauréat voit son œuvre accueillie par un éditeur qui donnera à l'ouvrage une diffusion réelle (encore qu'il ne faille pas en attendre monts et merveilles : l'édition de la poésie -cumulée avec celle du théâtre- représente, selon les statistiques publiées récemment, quelque 0,2% du "marché" de l'édition en France). Bref ! Si un auteur honore toujours un éditeur, un éditeur pour un auteur, ça se mérite.

Enfin, prenez garde aux officines de publication à compte d'auteur. Elles pullulent, font leurs choux gras de la naïveté complice des gogos prêts à tout sacrifier pour inscrire leur nom sur la couverture d'un livre. Ici, on vous trouvera génial, forcément génial, vous serez le nouveau Rimbaud, votre poésie sera saluée comme vraiment révolutionnaire, votre ego lustré à la brosse à reluire, et cela vous coûtera… le versement d'un chèque substantiel destiné, bien entendu, à couvrir les frais d'impression… et à payer le séjour du flagorneur sur une île des Caraïbes ! Un éditeur véritable ne vous demandera jamais d'argent (libre à vous, une fois publié, d'acheter un certain nombre d'exemplaires pour votre usage personnel : il s'agit là d'un acte commercial entre un consommateur et un producteur) ; ceux qui font du chèque un préalable à toute publication sont de faux éditeurs et de vrais escrocs (si vous voulez avoir une petite idée de la filouterie de ces gens-là, lisez donc Le Pendule de Foucault d'Umberto Eco qui, en quelques pages, dresse le portrait époustouflant et cocasse d'une de ces crapules !).

Et si vous désespérez de trouver un éditeur, publiez vous-même votre livre : d'une part, parce que la liberté de publication est en France une liberté constitutionnelle et tout citoyen peut en user, il suffit d'aller chez un imprimeur ou encore de fabriquer le livre avec un traitement de textes, un photocopieur, une agrafeuse et pas mal d'huile de coude ; d'autre part, parce que l'auto-édition est souvent une excellente propédeutique à l'édition, dans la mesure où un auteur est amené à prendre en compte la réalité des problèmes d'un éditeur. Bon nombre d'auteurs gagneraient à entreprendre cette démarche salutaire : ils écriraient et publieraient beaucoup moins, mais tellement mieux !

Voilà ce que je voulais vous dire. Ne prenez pas ombrage de ma franchise un peu brutale : c'est que je vous considère comme un individu majeur, un adulte capable, s'il est vraiment habité par la démangeaison de l'écriture, de se donner les moyens de produire une œuvre personnelle. A condition, bien entendu, que vous laissiez l'auteur en coulisse et que vous hissiez l'écrivain sur le devant de la scène : les auteurs grouillent de partout qui médiatisent un "moi" boursouflé, impudent, graphopathe (le cher Pivot a su habilement les utiliser, en grand professionnel du spectacle qu'il est, pour bâtir ses shows à la télévision) et qui, du même coup, soufflent, à s'essouffler ainsi dans les à-côtés de l'écriture, l'étincelle ténue d'universel que chacun porte en soi; les écrivains sont rares, trop rares, qui savent oublier leur ego ("le moi est haïssable" disait, il y a déjà quelques siècles, un certain Pascal) pour aviver et faire flamber cette étincelle de sorte qu'elle embrase les autres hommes car, vous ne l'ignorez pas, une œuvre forte transforme le monde, même si personne ne s'en avise sur le moment. Aussi, aurez-vous sans doute bien saisi que d'un auteur je n'ai vraiment rien à cirer (la com', les médias et l'industrie de l'imprimé sont faits pour ça), que seul m'intéresse l'écrivain. Que, par conséquent, j'édite peu (12 à 15 titres par an), avec pour seule liberté hautement revendiquée de pouvoir me tromper dans mes choix ; et pour droit inaliénable, consubstantiel au métier d'éditeur, de refuser un manuscrit, a fortiori lorsque je ne l'ai pas sollicité, et ce, sans avoir à justifier les raisons de mon refus : au bistrot de mon village, il m'arrive de refuser un verre de vin sans avoir pour autant à faire état de mon foie surchargé ou de la piètre qualité de la bibine si avantageusement offerte. Pour moi, c'est non. Pour d'autres, ce peut-être oui : à vous de jouer !
Je vous laisse donc le champ libre. Je vous serai néanmoins très reconnaissant de transmettre à votre muse Gisèle mes hommages empressés et de bien vouloir agréer l'assurance de mes sentiments les meilleurs.

 

Louis Dubost

 

POST SCRIPTUM

1. Merci de me faire parvenir des timbres si vous souhaitez que je vous retourne votre manuscrit (que je conserve, comme le veut l'usage, à votre disposition pendant trois mois) ; imaginez ce que représente, pour moi, le coût annuel de cette banale opération postale multipliée par… 500 envois ! Je préfère consacrer davantage d'argent à la publication des livres.

2. J'ajoute, pour votre information, un bulletin de commande pour les "Guides" publiés par le CALCRE (BP 17, 94404 VITRY SUR SEINE Cedex) : je vous recommande la lecture de l'
Annuaire AUDACE (dont la dernière édition présente plus de 1000 éditeurs à l'aide de fiches très efficaces, qui aident à cibler au plus juste les éditeurs susceptibles de lire votre manuscrit) et l'Annuaire ARLIT (qui recense quelque 500 revues, dont un grand nombre sont ouvertes à la poésie). Ce sont des instruments de travail pas moins utiles que la machine à écrire ou le traitement de textes pour un auteur en quête d'éditeur ; ils permettent d'économiser de l'argent (en n'envoyant pas les manuscrits là où ils n'ont aucune chance d'être lus) et de l'énergie, qu'il faut consacrer à un tenace travail d'écriture.

3. Voici quelques prix de poésie (prix Colportage, prix Max-Pol Fouchet, prix Ilarie-Voronca, prix de la Ville d'Angers, prix des Rencontres de Molsheim, prix de la Vocation…) qui ne sont pas des attrape-couillons avec médailles en chocolat et diplômes de pacotille. Fuyez les "Jeux Floraux" qui n'ont d'autre but que de flatter la vanité des organisateurs -souvent de très médiocres lecteurs et faiseurs de poésie- et à bercer d'illusions les auteurs sur des qualités d'écriture qu'ils n'ont guère. De plus, il faut payer, souvent très cher, pour concourir ! Pigeon plumé, vous serez Plume d'or des Poésiades de Trifouillis-les-Oies : ça habille le croupion et enlumine la carte de visite !