SOMMAIRE
La malédiction du vendredi matin
Le grain de sable
Joyeuse fête
Un sale type
Une si jolie mélodie
La malédiction
du vendredi matin
Le Docteur Francis Kamesese Ravalavaku
sarrachait les cheveux. Un an plus tôt, il avait vécu
sa nomination comme Directeur Général du Horaniviki Memorial
Hospital de Suva, comme la consécration de sa jeune carrière.
A trente neuf ans seulement, le Docteur Ravalavaku était devenu
un personnage important de lestablishment fidjien. Bien sûr,
il savait pertinemment que sa promotion à ce poste devait beaucoup
au ministre de la santé, Sir Abraham Sitivini Sovilomu, son oncle
mais il était surtout convaincu que ses compétences professionnelles
et sa personnalité méritaient amplement ce petit coup
de pouce qui navait fait que lui rendre justice ! Aux commandes
du plus grand hôpital de Fidji, le Docteur Ravalavaku avait débuté
sa mission sous les meilleures auspices : ayant reçu carte blanche
de la Direction Générale de la Santé et du Conseil
dAdministration du Horanaviki, il avait pu mener à sa guise
les réformes quil estimait indispensables afin, dans le
même temps, de moderniser son établissement et de procéder
à des économies de bonne gestion dans ces temps daustérité
décrétés par le Gouvernement. Les politiques, les
syndicats, les personnels soignants, administratifs et techniques
il avait habilement su mettre tout le monde dans sa poche sans voir
se manifester la moindre réticence. Par des départs à
la retraite anticipée non compensés, des réductions
dhoraires des agents dentretien et le recours à des
entreprises privées sous-traitantes moins coûteuses que
des fonctionnaires, et une guerre sans merci à tous les gaspillages
de fournitures, le Docteur Ravalavaku avait su réduire les dépenses
de fonctionnement de manière drastique et spectaculaire. Il avait
pu ainsi dégager les moyens financiers pour acquérir du
matériel médical neuf. Diplomate persuasif, il avait su
convaincre le conseil dadministration et le ministère dacheter
de lappareillage australien à la place de laméricain
qui avait initialement été retenu par la commission dappels
doffres officiant sous la houlette de lancien directeur.
Le choix quil avait finalement imposé entraînerait
un surcoût assez conséquent à lachat, mais
des frais de maintenance nettement diminués, pour une technologie
équivalente. Tout avait donc souri au Directeur Général
Ravalavaku durant les premiers mois qui suivirent son entrée
en fonction. Mais aujourdhui, il vivait un véritable calvaire
!
Depuis quinze semaines, une mystérieuse épidémie,
pire, une malédiction, sétait abattue sur le service
de réanimation du Horaniviki ! Pendant cette période,
vingt-quatre patients étaient décédés inexplicablement
dans cette unité. En réalité, davantage, mais vingt-quatre
pour les seuls vendredis matins! Cette singulière régularité
de perte de malades chaque vendredi et toujours le matin !- défiait
toute logique. Cette consternante série noire ne pouvait en aucun
cas être simplement considérée comme telle ! LInspection
Générale du Ministère de la Santé avait
eu vent de la rumeur de «malédiction» qui sétait
répandue au sein et en dehors du Horaniviki et avait diligenté
une enquête administrative que le Docteur navait pu empêcher.
Les investigations toujours en cours navaient pas encore élucidé
le mystère de « la malédiction du vendredi »,
comme le Fijian Inquirer avait baptisé laffaire, appellation
reprise par les autres quotidiens et lensemble des médias
nationaux. Le Docteur Ravalavaku lui-même avait épluché
méticuleusement les comptes-rendus de chaque acte médical
concernant un patient décédé un vendredi
Rien danormal, aucune faute ne pouvait a priori être imputée
aux médecins étant intervenus. Le matériel dassistance
respiratoire avait également fait lobjet dun contrôle
technique approfondi, sans quaucune explication plausible ne se
dégage. Et pendant ce temps, chaque samedi, le Fijian Inquirer
consacrait sa une et une pleine page intérieure au dernier épisode
de la veille venant alourdir « la malédiction du vendredi
»
Les Fidjiens, comme de nombreux peuples du Pacifique Sud et particulièrement
de la Mélanésie, étaient enclins à croire
à la sorcellerie, aux maléfices et autres phénomènes
surnaturels, mais nonobstant ces croyances ancestrales, laffaire
avait inévitablement glissé du champ administratif dans
le domaine judiciaire afin dexplorer la piste criminelle. La plupart
des familles des victimes du vendredi avait déposé plainte,
se constituant partie civile.
Certains parents étaient animés par le seul souci de la
vérité, dautres par la cupidité qui leur
faisait supputer une juteuse réparation financière. Lentrée
de la salle des soins intensifs où sétaient produits
tous les décès suspects était gardée vingt-quatre
heures sur vingt-quatre par un policier ; un médecin et une infirmière
désignés par lInspection Générale
de la Santé accompagnaient les médecins et les infirmiers
du service de réanimation, afin de vérifier la conformité
de tous leurs actes ; une seconde expertise du matériel avait
été ordonnée
Ainsi contrôlés,
espionnés, le personnel du Horaniviki cédait peu à
peu à lexaspération et à la paranoïa
; les patients eux-mêmes gagnés par la psychose et peu
désireux de risquer « la malédiction » avaient
déserté le Horaniviki en faveur dautres hôpitaux,
moins prestigieux mais assurément plus sûrs ! Que ce soit
les vendredis ou les autres jours, la fréquentation du Horaniviki
avait baissé de soixante pour cent !
Le Docteur Ravalavaku dépérissait.
Il avait perdu sommeil et appétit et se sentait au bord de la
dépression. La semaine précédente, il sétait
rendu à la réunion hebdomadaire de son club, dans un salon
du Berjaya Hotel. Lui, dordinaire si à laise parmi
cet aréopage de notabilités, dhommes daffaires,
dofficiers supérieurs, de hauts-fonctionnaires et dhommes
politiques, sétait pour la première fois senti comme
un pestiféré. Les regards fuyaient le sien pendant quil
devinait les messes basses derrière son dos
Lui qui naguère
rêvait de toutes les gloires, de succéder un jour à
son oncle au ministère et peut-être plus
Il savait
bien que son avenir si prometteur était en passe de devenir un
vieux souvenir ! Mais une chose linquiétait plus que tout
: ladministration et la police qui sentêtaient à
explorer la piste du défaut technique de l'équipement
médical, en plus des autres hypothèses, risquaient de
découvrir la raison pour laquelle il avait déployé
tant de zèle à imposer ce matériel qui navait
pourtant pas convaincu son prédécesseur. Peut-être
découvrirait-on quun million de dollars australiens avaient
été versés sur un compte ouvert à son nom
dans une banque de Port-Vila, la capitale de ce nouveau paradis fiscal
quétait devenu le Vanuatu
Le Docteur Ravalavaku, résigné, nattendait plus
que le coup de grâce de lannonce de sa déchéance.
Devant lampleur de ce qui était une « malédiction
», mais aussi un scandale, même son oncle influent et bienveillant
ne pourrait lui garantir aucune protection. Et surtout pas limpunité
!
Malgré la surveillance
policière, les vérifications techniques et les prières
du Docteur Ravavalaku, un nouveau patient avait succombé aujourdhui,
le matin de ce vendredi maudit comme tous les autres ! Le Docteur Ravalavaku
avait eu droit à un coup de téléphone du Directeur
de Cabinet du Ministre qui lui demandait des explications. Même
son oncle lévitait ! Il était seul, abandonné
par tous. Il navait naturellement pu fournir aucune justification
de cette nouvelle mort. Le ton du Directeur de Cabinet avait été
sec, tranchant, sans aucune marque de respect, preuve sil en était
encore besoin quil nétait plus le neveu prodigue
! Il en était là de ses sombres réflexions quand
sa secrétaire lui annonça que lofficier de police
Jaswant Raje désirait lui parler. Sans répondre il fit
un geste las indiquant de faire entrer limportun. Jaswant Raje
déplaisait au plus haut point au Docteur Ravalavaku. Ce petit
policier indien réservé, mais omniprésent le stressait
; son obséquiosité le faisait percevoir comme un être
hypocrite et sournois. Mais cette fois, Raje était jovial et
même exubérant :
-« Docteur, je voudrais vous montrer la cassette
»
Apathique, le Docteur Ravalavaku le regardait sans comprendre qui brandissait
une cassette VHS dun air triomphant
-« Ah oui ! La cassette »
Encore une idée saugrenue qui caractérisait le personnage
: la surveillance de ses agents sétant révélée
infructueuse, Raje avait installé des caméras vidéo
dans la salle de soins intensifs, comme sil avait espéré
prendre en flagrant délit, sur pellicule, des fantômes
assassins ! Tout cela était ridicule, mais au point où
il en était ! Le Docteur Ravalavaku acquiesça sans enthousiasme
:
- « Parfait. Mettez la cassette dans le lecteur et voyons ce film
.»
Le Docteur Ravalavaku se laissa tomber lourdement sur le canapé
de son bureau, tandis que lofficier Raje demeurait debout à
côté de lui, avec un sourire béat.
Les premières minutes
de visionnage furent sans intérêt : une infirmière
discutant avec un médecin au chevet de la dernière victime
en date de « la malédiction », puis une aide-soignante
procédant à sa toilette sommaire
Le Docteur Ravalavaku,
dabord indifférent, montrait des signes dimpatience
:
-« Et alors ? Cest comme ça tous les jours. Il ny
a rien dextraordinaire
»
-« Attendez ! Voilà ! Cest maintenant ! »
Sceptique, le Docteur Ravalavaku reporta son attention sur lécran
et ce quil vit le sidéra ! Raje dut arrêter le lecteur,
rembobiner le film et repasser la scène
On y voyait laide
soignante sortir de la salle pour laisser place à la femme de
ménage qui nettoyait ces lieux une fois par semaine, le vendredi
matin. Celle-ci se mit immédiatement à louvrage
en débranchant et rebranchant successivement deux respirateurs
artificiels situés à chaque extrémité de
la pièce, le temps dalimenter en courant sa cireuse de
sol !
Raje interrompit le film au moment où la femme ressortait de
la salle, impassible, inconsciente du caractère meurtrier de
son geste
Le Docteur Ravalavaku, incapable de proférer
un son, avait pourtant envie de hurler et de sauter à la gorge
de ce policier qui semblait si satisfait davoir conjuré
« la malédiction du vendredi matin ». Tout ça
parce quil ny avait pas de prise multiple et quune
demeurée envoyée par une société sous-traitante
arrêtait quelques minutes un appareil dassistance respiratoire
comme elle laurait fait avec un vulgaire micro-ondes ! Et le Docteur
Ravalavaku eut envie de pleurer lorsquil se rappela que, quelques
mois plus tôt, il avait rejeté une demande dachat
des économats de lhôpital, au nom de la rigueur budgétaire.
Cette demande concernait... des prises multiples ! Le Docteur Ravalavaku
avait soupçonné quil ne sagissait que dune
ruse pour contourner la coupure de la climatisation générale
dans les bureaux et les salles de repos des personnels soignants, en
branchant des ventilateurs personnels
Le grain de sable
"Va où tu veux,
meurs où tu dois"
Au terme de sa visite
officielle en France, Son Excellence le Général Mangalé
Hnalaïne N'BO, le vice-premier ministre du Ghandalé, était
en "soirée privée" dans une boite africaine
de Saint-Germain, le Boué-Moué. Il n'y avait théoriquement
que deux gardes du corps avec lui, plus un troisième qui attendait
avec le chauffeur dans la Mercedes blindée garée devant
le club. Jean-Marc Laads dut bien reconnaître que pour une organisation
anti-gouvernementale de troisième ordre, le coup était
parfaitement préparé. Il n' y eu pas de changement d'itinéraire
de dernière minute. N'BO était bien dans ce boui-boui
de luxe, à "claquer" en quelques heures l'équivalent
d'une année de salaire de plusieurs de ses camarades restés
au pays et laissés à leurs rêves révolutionnaires
pas encore tout à fait émoussés.
Jean-Marc faisait le guet au premier étage d'un immeuble situé
en face du Boué-Moué. Comme pour s'assurer par réflexe
de sa présence, il posait de temps à autre la main sur
le lance-roquettes antiblindé wasp, appuyé contre le mur,
juste devant lui. Le verre de la fenêtre avait été
prédécoupé. Une poignée de vitrier était
fixée en son milieu, prête à dégager en une
seconde l'espace nécessaire à la visée. N'BO était
arrivé vers 23h30. Jean-Marc l'avait précédé
d'1h30. Il était maintenant 2h45 et l'attente se prolongeait.
Chaque fois que la porte du club s'ouvrait, laissant échapper
un petit groupe de clients, Jean-Marc saisissait le wasp. A 3h30, Jean-Marc
fut de nouveau alerté par une sortie. Cette fois il reconnut
la haute stature des deux gardes du corps qui avaient escorté
N'BO dans la boîte. Puis N'BO lui-même qui titubait, accroché
à deux filles, une blonde et une asiatique qui, vu leur air enthousiaste,
avaient dû déjà négocier les conditions de
leur escapade exotique et tarifée... Dommage qu'elles n'en aient
pas connu le prix complet, songea Jean-Marc presque compatissant.
Tout le groupe était maintenant devant la voiture d'où
étaient sortis le chauffeur et le troisième garde du corps.
N'BO gesticulait et vociférait, insultant de toute évidence
le chauffeur et ses gardes du corps qui avaient dû lui faire remarquer
qu'il était imprudent d'embarquer les deux filles. Voulant éviter
toute précipitation, Jean-Marc avait laissé la poignée
de vitrier en place, mais restait vigilant, prêt à agir.
Après plusieurs minutes de palabres et de vociférations,
N'BO plaça les deux gardes du corps à côté
du conducteur, le troisième se tassant à l'arrière
en sa compagnie et celle des filles qui seraient sans doute les dernières
à se plaindre d'une quelconque promiscuité ! Avant même
que la dernière portière se soit refermée, Jean-Marc
avait retiré la lentille de verre de la fenêtre et épaulé
le wasp. Il cala la visée à mi-hauteur du véhicule,
au niveau de la banquette arrière. Le départ de la roquette
le fit reculer d'un pas. Il dû revenir à la fenêtre
pour voir le lourd véhicule en flammes retomber de biais et simmobiliser
sur le flanc, obstruant l'entrée du Boué-Moué.
Abandonnant larme sur place, Jean-Marc sortit par l'arrière
de l'immeuble et n'eut qu'à enfourcher un bootser qui l'attendait
dans la cour. Moins dune minute plus tard, il nentendait
déjà plus les cris et les appels au secours qui émanaient
des abords du Boué-Moué. Il n'alla pas très loin,
puisqu'il s'arrêta rue du Cherche-Midi, ouvrit une porte-cochère
grâce au code qui lui avait été fourni la veille
et se dirigea vers un des appartements du rez-de-chaussée où
il trouva refuge, y dissimulant également son deux-roues.
Aux premières informations télévisées matinales,
Jean-Marc eut confirmation que l'attentat avait tué la totalité
des occupants de la voiture, mais également le portier de l'établissement
et trois clients qui s'apprêtaient à quitter les lieux.
Cinq autres noctambules avaient été brûlés,
dont deux se trouvaient toujours dans un état critique.
Loin d'éprouver des remords à l'annonce de ces dégâts
annexes, Jean-Marc accueillit ces nouvelles avec la satisfaction du
devoir accompli : ses commanditaires tenaient à ce que l'assassinat
de N'BO s'effectue dans des conditions particulièrement spectaculaires
et provoque une réaction diplomatique vigoureuse des autorités
françaises. Les arrières-pensées, les motivations
et la stratégie des ennemis de N'BO n'intéressaient nullement
Laads ; tout ce qui comptait, c'était la parfaite maîtrise
dont il avait fait preuve et qui allait faire encore monter sa côte
sur le marché souterrain mais si lucratif des assassins appointés.
~*~
Sur un vol d'Air France Paris - New York, Laads faisait le point sur
son passé et imaginait, avec rigueur et réalisme, ce que
serait son proche avenir.
La mission qu'il devait effectuer aux Etats-Unis serait la dernière
de sa carrière. Son "client", président-directeur-général
d'une compagnie multinationale pétro-chimique, avait des ambitions
politiques qui, manifestement, n'avaient pas l'heur de plaire à
ceux qui avaient décidé son élimination. Sa disparition
serait-elle un bien ou un mal ? Etait-elle justifiée ? Laads
ne se posait jamais ces questions. Toute réponse aurait d'ailleurs
été forcément subjective. Pour lui, ce n'était
qu'une affaire à traiter, avec professionnalisme.
A quarante ans, tueur à gages depuis douze années, Laads
était responsable de lélimination de dix-sept cibles
pour le compte de gouvernements ou de mouvements divers, ce qui, en
intégrant les "dommages collatéraux ", portait
à une trentaine le nombre de ses victimes. Ses moyens daction
étaient les explosifs ou les armes à moyenne et longue
portées. Bien qu'ancien militaire, Laads ne se considérait
pas comme un combattant, mais tel un "simple exécuteur"
qui évitait toujours léventualité dune
confrontation directe avec ses cibles. Que se serait-il passé
si une de ses victimes avait pu le fixer dans les yeux au moment de
perdre la vie? Laads aurait-il pu sans état d'âme appuyer
sur la détente d'un pistolet ou plonger une lame dans le corps
de sa victime ? La proximité de sa victime aurait-elle chargé
plus lourdement sa conscience qui ne l'avait jamais torturé,
malgré tout le sang versé ? Même si cette idée
l'avait parfois effleurée, Laads l'avait rapidement chassée
de son esprit. Il raisonnait de manière binaire et égocentrique
: le contrat était-il réalisable ou non ? Présentait-il
un danger pour lui ou pas ? Ceux qui le recrutaient étaient-ils
sérieux et garants de son anonymat ou des amateurs qu'il devait
repousser ? Le choix à faire présentait-il plus d'avantages
pour lui que d'inconvénients ? Toutes ses décisions étaient
exclusivement motivées par la seule satisfaction d'un mieux-être
matériel et l'indispensable préservation de sa sécurité.
Alors, quant à d'hypothétiques remords
Laads jeta
un regard semi-circulaire sur les passagers voisins : ce gros homme
au visage couperosé qui transpirait d'abondance en annotant fébrilement
les feuillets d'un volumineux dossier paraissait en proie à une
panique intérieure ; peut-être que, suite à la lecture
par d'autres de ce rapport, des têtes tomberaient, celles de combien
d'innocents ? Celle de l'auteur peut-être si le rapport n'était
pas à la hauteur ? Cette femme qui commandait à l'hôtesse
whisky sur whisky et qui semblait si nerveuse en retirant subrepticement
l'anneau de sa main gauche, signe d'une rupture annoncée ou déjà
consommée qui allait briser la vie d'un mari, d'une famille entière
? Et cet homme au visage de fouine et à l'air sournois qui semblait
perdu dans ses rêveries, un sourire extatique mais cruel aux lèvres,
mettrait-il sa riche tante grabataire dans un hospice pour mieux la
dépouiller ? En prêtant ces scénarios, non, Laads
ne se considérait pas comme un monstre, ni plus ni moins qu'un
autre
D'ailleurs, dans quelques semaines, il tournerait définitivement
le dos à sa double vie pour mener une existence paisible dans
le Sud de la France, à Saint-Maxime. Il y achèterait une
somptueuse villa et vendrait la brasserie qui lui servait de couverture
à Paris pour prendre sa retraite, de toutes ses activités,
officielle et clandestine, en pleine force de l'âge. Il ne restait
plus que cette mission new yorkaise à exécuter pour pouvoir
enfin profiter de la fortune qui l'attendait sur les comptes bancaires
anonymes de plusieurs paradis fiscaux.
~*~
Laads n'avait pas de bagages enregistrés, seulement un sac de
voyage qu'il avait gardé avec lui, contenant quelques effets
de rechange, le strict minimum. A 21h10, un quart d'heure seulement
après l'atterrissage, il avait pu quitter le terminal 1 de l'aéroport
J.F Kennedy en taxi, direction Manhattan. Un peu plus tard encore, Laads,
douché et rasé de frais, était assis dans le confortable
canapé d'une suite du Marriott Financial Center situé
sur West street. En face de lui, un téléviseur fonctionnait,
le son coupé. Les gesticulations et les vociférations
muettes d'un chanteur de rock avaient quelque chose de grotesque. Mais,
en réalité, Laads fixait l'écran sans vraiment
le voir, accordant plus d'attention à sa montre qu'il consultait
fréquemment. Ce n'était pas un signe de nervosité
qui aurait pu démentir son attitude impassible, mais le souci
du timing dont dépendait le bon déroulement de sa mission.
A 0h30, il sortit et s'arrêta à la réception pour
y déposer la clé magnétique de sa chambre. L'employé
de service, avec une discrétion toute professionnelle, sut réprimer
un sourire de connivence envers ce touriste célibataire qui,
à peine arrivé, partait s'encanailler dans la nuit new
yorkaise.
Laads sortit de l'hôtel et commença à remonter nonchalamment
West street vers le nord. Il n'avait pas parcouru plus de cent mètres
qu'un individu vêtu d'une combinaison d'ouvrier l'aborda, une
cigarette à la main :
-Excusez-moi Monsieur, auriez-vous du feu ?
-Non désolé, j'ai arrêté de fumer aujourd'hui.
-Ce n'est pas grave. De toutes façons, j'ai décidé
d'arrêter moi aussi dit-il en remettant la cigarette dans son
paquet. Je m'appelle Pablo. Je suis du Costa Rica. Est-ce que vous connaissez-vous
le Costa Rica ?
-Non, mais je compte le visiter bientôt avec ma femme.
Ce dialogue surréaliste s'était déroulé
en espagnol, sur un ton monocorde de part et d'autre. C'était
un code de reconnaissance assez ridicule mais écartant tout risque
de méprise. Pablo était bien le contact de Laads. Le prétendu
costaricain fit demi-tour et Laads lui emboîta le pas, cette fois-ci
à plus vive allure. Près de Liberty street, Pablo fit
signe à Laads de monter à l'arrière d'une fourgonnette
Chrysler aux vitres teintées qui était stationnée,
sans occupants. A l'intérieur, Laads y trouva les mêmes
vêtements que portait Pablo. Dès qu'il eut revêtu
les combinaison et casquette oranges et remplacé ses chaussures
de ville par des baskets, il examina le contenu du sac que lui avait
tendu son compagnon : un badge d'identification d'une société
de nettoyage au nom de José Echandi, des gants hygiéniques
qui éviteraient les empreintes digitales, une plaque de pâte
blanche de cinq centimètres par dix centimètres environ
et de quatre centimètres d'épaisseur et pesant à
peine trois cents grammes qui était du C4, un explosif plus puissant
que le T.N.T, un détonateur contenu dans un petit boîtier
avec un écran à cristaux liquides, sensiblement du même
poids d'où sortaient deux courtes électrodes rigides et
griffues et enfin une télécommande ultra légère
qui, elle, ne devait pas excéder cinquante grammes. Laads enfila
les gants, épingla le badge sur sa poitrine et répartit
le reste des objets dans chacune des poches de son vêtement de
travail. Puis, ils sortirent du véhicule et poursuivirent leur
marche vers le nord, sans mot dire jusqu'à destination.
Parvenus dans le hall de l'immeuble, ils prirent l'une des files composées
de dizaines d'hommes portant le même uniforme qu'eux, des noirs
et des latinos pour la plupart, qui présentaient leur badge aux
agents de sécurité, avant de s'engouffrer par vagues successives
dans les ascenseurs qui les distribueraient aux différents étages.
Laads, collant Pablo, passa le contrôle sans encombre. Ils ne
furent pas les derniers à être régurgités
par le rapide ascensceur qui s'arrêtait à tous les étages,
mais plus des deux tiers étaient déjà sortis aux
niveaux inférieurs lorsqu'ils parvinrent sur leur lieu de travail,
à 1h du matin.
De longues heures pénibles s'annonçaient, car Laads devrait,
comme Pablo, effectuer réellement le travail qu'il était
censé assurer dans les bureaux et les couloirs, manier la cireuse
de sol, nettoyer les portes vitrées, vider les corbeilles et
autres menues corvées pour ne pas éveiller les soupçons
des rondiers en se tournant les pouces, ni alerter les gardiens à
l'accueil en repartant bien avant les autres agents de nettoyage. Vers
2h, un vigile qui faisait sa tournée d'inspection s'adressa à
lui :
-Salut ! Tu es nouveau toi ? C'est la première fois que je te
vois ici.
Peu enclin à engager la discussion, Laads répondit en
espagnol :
-No señor, soy temporal.
Le gros vigile roux et ventripotent, vraisemblablement un américain
irlandais, secoua la tête en signe de désapprobation et
grommela quelque chose où il était question de "métèques
qui n'étaient même pas foutus d'apprendre à pas
parler notre langue mais qui se débrouillaient pour piquer le
boulot des bons américains"
Lors de ses rondes suivantes,
il n'adressa plus un seul regard à Laads.
A 8h10 Laads approchait du but. Pablo et lui était dans la zone
des bureaux de direction de la société appartenant à
sa cible. Le bureau visé serait le dernier dont ils s'occuperaient.
Laads fit signe à Pablo de ralentir le rythme pour respecter
le minutage de l'opération. Le C4 devait être mis en place
au dernier moment pour minimiser les risques qu'il soit repéré.
Ce risque était quasiment nul, puisqu'il aurait fallu qu'un employé
se mette à quatre pattes sous le bureau de la cible, mais Laads,
comme à son habitude, préférait un luxe de précautions
à la persistance, même infime, d'une possibilité
de complications. Les premiers employés zélés commençaient
à arriver. Selon les informations fournies, la cible elle-même
s'asseyait chaque jour, rituellement, à son bureau à 9h
précises, en respectant les mêmes horaires que son personnel,
sans doute pour donner l'exemple. A 8h30, Laads désigna discrètement
le bureau du boss. Dès qu'ils pénétrèrent
dans cette pièce d'au moins cent cinquante mètres carrés,
Pablo se mit à son ouvrage habituel, accélérant
le mouvement puisqu'il devait prendre en charge la part de son coéquipier,
en l'occurrence Laads occupé par une autre tâche. Le plus
naturellement, Laads s'accroupit derrière l'immense bureau directorial
et plaqua la charge de C4 sous son tablier d'acajou en l'étalant
aux coins pour la faire adhérer, puis planta les électrodes
du détonateur dans la pâte malléable et enclencha
l'interrupteur.
Il ne lui restait plus qu'à ressortir de l'immeuble, et monter
sur le toit terrasse de l'immeuble voisin qui accueillait, dès
9h, les visites payantes des touristes souhaitant admirer New York d'en
haut et de diriger la télécommande sur les fenêtres
vitrées de ce bureau qui lui ferait face. Le C4 était
suffisant pour coller sa cible au plafond en une gerbe sanglante. Il
suffirait de s'assurer qu'elle serait à son bureau en l'appelant
sur sa ligne privée en prétextant un appel du Sénat
que le milliardaire ambitieux projetait d'intégrer. Tout était
prévu dans les moindres détails : l'appel serait censé
provenir du secrétariat du sénateur républicain
Samuel Whiteford, un des chevaux de Troie en politique de la cible.
Jusqu'ici, tout fonctionnait à merveille. Laads se releva, regarda
une nouvelle fois sa montre - 8h48- et, d'un mouvement de tête,
donna à Pablo l'ordre du départ. Celui-ci ne se fit pas
prier et précéda Laads vers la sortie. A l'instant précis
où ils atteignaient le seuil de la pièce, Laads eut une
sensation de vertige. Lorsqu'il vit Pablo manquer de perdre l'équilibre
juste devant lui, il réalisa que c'était tout l'espace
autour de lui qui vibrait, comme dans les prémisses d'un tremblement
de terre. Dans le même temps, il sentit une présence derrière
lui et ses sens en alerte l'avertirent d'un danger imminent. Il se retourna
et ce qu'il vit à travers la paroi vitrée du bureau lui
fit craindre, une seconde, d'avoir perdu la raison. Rien, auparavant,
malgré les risques encourus, n'aurait pu le préparer à
la vision qui s'offrit à lui. Laads, d'habitude si apte à
analyser toutes les situations, si prompt à prendre les décisions
adéquates, se retrouva ébahi et figé face au museau
monstrueux d'un avion qui semblait foncer droit sur lui. Quelques minutes
plus tard, ce ne fut pas l'attentat préparé par Laads
qui retint l'attention du monde entier, mais un autre, phénoménal,
inconcevable et dont le premier volet fut le crash volontaire d'un boeing
767 de la compagnie United Airlines détourné par des terroristes
fanatiques, sur le 87ième étage de la tour nord du World
Trade Center. Le point d'impact du nez de l'avion fut exactement le
bureau que s'apprêtait à quitter Laads qui fut pulvérisé
alors qu'une idée incongrue lui venait à l'esprit : le
choc risquait de faire exploser le C4 !
Après plusieurs mois d'enquête, le FBI et les autres services
de police et de renseignements américains n'avaient pu établir
de lien avéré entre le plus tragique attentat de l'histoire
et la disparition subite de son hôtel d'un touriste français,
un certain Patrick Gantier. De plus, l'hôtel ayant été
évacué de tous ses occupants, suite au désastre
des tours voisines, bien des touristes ne donnèrent plus de nouvelles,
soit qu'ils se soient relogés de leur propre initiative dans
d'autres établissements, soit qu'ils aient tout simplement quitté
la ville, en proie à la panique comme des milliers de New Yorkais
qui avaient été les témoins tristement privilégiés
de cette scène de fin du monde. Tout ce que put révéler
l'examen de l'identité de Patrick Gantier, fut qu'elle était
fausse. La brigade de recherche des personnes disparues de la police
française ne put davantage relier aux événements
du 11 septembre 2001 la mystérieuse disparition du patron d'une
brasserie parisienne, à laquelle, d'ailleurs, elle ne s'intéressa
guère puisque le sujet était majeur et sans famille. Après
un semblant d'enquête sous l'insistance du personnel de la brasserie,
le dossier fut rapidement archivé dans l'attente d'éventuels
faits ou témoignages nouveaux. Pour la première et dernière
fois, Jean-Marc Laads fut fiché sous deux noms différents
par les polices de deux continents, non comme assassin, mais comme victime
présumée.
Joyeuse
fête
« Dans lhaleine des roses tu respires la mort »
(Alexander Pope)
- Monsieur Magnier, je vous rappelle que cest
la saint Michel aujourd'hui !
Cétait en effet le jour de la fête du saint patron
des parachutistes, mais surtout celle de ma femme. Seule Mademoiselle
Certa, qui travaille à mes côtés depuis dix ans,
pouvait se permettre de me recommander de ne pas oublier cette fête.
Nimporte quel autre employé de ma société
se serait fait souhaiter la sienne et octroyer, sur-le-champ, plus de
temps libre quil ne laurait souhaité.
Il mest souvent arrivé doublier et même, parfois,
de lignorer délibérément dans le passé.
Ce fut, à chaque fois, payé dun prix exorbitant
que seule une femme venimeuse et acariâtre comme Michèle
savait exiger
et obtenir !
Mais aujourdhui, aucun risque de manquer cet événement
que je prépare depuis plus dun mois.
- Oui, je sais Mademoiselle Certa. Justement, je voulais solliciter
votre aide. Je voudrais réserver une table pour deux à
La Tupina pour ce soir. Auriez-vous la gentillesse de vous en occuper
? Moi, je sors un moment. Je vais acheter des fleurs pour Michèle.
Depuis plusieurs semaines, je mapplique à convaincre Mademoiselle
Certa, par des remarques ou des attitudes anodines, que mon mariage,
naufragé depuis cinq ans au moins, avait retrouvé un heureux
second souffle. Je ne manquais pas de décommander des dîners
daffaires, expliquant à Mademoiselle Certa en rougissant
presque comme un collégien amoureux, que javais promis
à Michèle de laccompagner au théâtre
ou à lopéra. Ce que je faisais consciencieusement.
Au début, Mademoiselle Certa avait manifesté un total
ébahissement, ce qui se traduisait chez elle par un imperceptible
haussement de sourcils. Elle sétait rapidement accoutumée
à mes attentions conjugales retrouvées, en collaboratrice
efficace et discrète, sans quil me fut possible de savoir
avec certitude si elle était convaincue de la réalité
de ce changement.
Un fait récent, survenu quatre mois plus tôt, rendait cependant
plausible ma métamorphose : Michèle avait été
victime d'un accident cardiaque bénin qui lui avait valu une
courte hospitalisation. J'essayais donc d'accréditer l'idée
que, me sentant coupable d'avoir abîmé sa santé
en la contrariant si souvent, je faisais tout mon possible pour me racheter
une conduite.
Michèle fut tout dabord surprise par ma métamorphose.
Puis, elle finit par accueillir cette situation nouvelle comme une promesse
de résurrection de notre couple. Elle sen était
visiblement ouverte à son entourage puisque ses amies, quil
marrivait de croiser lorsque je rentrais chez nous, me témoignaient
de toutes récentes marques de bienveillance, sinon de sympathie.
Que ce fut de la courtoisie ou de la crédulité, ces "amabilités"
mencourageaient dans mon entreprise, car la seule personne qui
jusqu'alors me ne faisait pas sentir son mépris sous mon propre
toit, était le professeur de gymnastique particulier de Michèle
qui l'accompagnait dans sa remise en forme après son infarctus.
Javais également pris soin, un mois plus tôt, de
rompre avec Maryline, ma maîtresse du moment. Une douzaine, parmi
la centaine qui composait leffectif féminin de mes employés,
lavait précédée à ce statut. Toutes
avaient retrouvé, sans préjudice ni avantage aucun et
surtout sans discours superflu, lanonymat de leur fonction professionnelle.
Javais pourtant expliqué solennellement à la malheureuse
Maryline que je désirais reconstruire mon couple et que notre
rupture devait être radicale. Elle avait donc été
licenciée, dans le cadre dune très opportune restructuration
dentreprise, avec une très généreuse indemnité,
et immédiatement recrutée par un de mes amis auquel javais
déballé, confus, les raison de ce service que je quémandais
en mari "dans lembarras".
Javais fait tout mon possible pour accréditer limage
de lépoux fautif repentant et aimant. Ainsi paré
de ce bouclier presque vertueux, jenvisageais avec sérénité
et confiance limminence du combat que jallais livrer, puisque
javais décidé
dassassiner ma femme !
~ * ~
Michèle est la fille de Pierre Castanède, lhomme
qui a fondé à Bordeaux la Société des Transports
dAquitaine que je dirige aujourdhui. Jai intégré
cette entreprise, il y a dix ans, grâce au frère de Michèle,
Jean-Claude, mon condisciple à H.E.C. Ce dernier avait fait appel
à moi pour le seconder, lorsquil avait pris la succession
de son père décédé. Je pense que ce fut
autant en souvenir de nos frasques communes détudiants,
quen raison de mes qualités de gestionnaire quil
savait supérieures aux siennes. Jean-Michel était un "enfant
gâté", intelligent certes, mais élevant le
dilettantisme au niveau dun art de vivre. Javais donc assumé
les fonctions de dirigeant de la société, bien avant dêtre
officiellement investi. Pendant deux ans exactement, jusquà
la mort de Jean-Michel, survenue lors dun accident de la circulation
sur la route de Soulac-sur-mer. Michèle, sortant tout juste dun
divorce pénible, mavait demandé dassurer la
continuité de lentreprise familiale.
La disparition de mon ami mavait naturellement choqué,
mais javais dans le même temps considéré,
avec une lucidité à la limite du cynisme, les perspectives
qui soffraient à moi. Tâcheron et homme de lombre,
jallais devenir le numéro un de la société
que javais considérablement développé depuis
mon arrivée. Outre son activité initiale de transport
de marchandises, la SOTRAQUI sétait diversifiée
sous mon impulsion, en souvrant au transport touristique. Des
voyageurs sillonnaient lEspagne et la France, avec des incursions
au-delà des frontières allemande, suisse et belge. Jenvisageais
également, à brève échéance, des
investissements dans des relais gastronomiques du Médoc.
Mais si un titre mavait été octroyé, le vrai
pouvoir demeurait dans les mains de Michèle Castanède,
sans enfant et désormais seule propriétaire. Dès
lors, célibataire moi-même, je consacrais tout mon temps
libre à soutenir une femme affligée par les pertes, en
à peine plus de deux ans, dun père, dun frère
et dun mari cardiologue qui, après cinq ans de mariage,
lui avait préféré une jeune interne en médecine.
Je sus convaincre Michèle de la nécessité pour
elle de simpliquer dans lentreprise, afin de se soustraire
à sa morosité. Je requerrais sans cesse son approbation
pour la mise en uvre de décisions stratégiques,
alors que rien ne my obligeait statutairement. En réalité,
je sus lui donner lillusion de participer à mes initiatives,
alors quaucune disposition particulière ne ly préparait.
Nos rapports devinrent rapidement plus intimes que professionnels. Un
an après le décès de Jean-Michel, jépousais
Michèle et emménageais au domaine familial des Castanède,
à une quinzaine de kilomètres de Bordeaux, à proximité
du fameux château de La Brède où naquit Montesquieu.
Je dois à la vérité de dire que, ni la cour assidue
que je fis à Michèle, ni les trois premières années
de notre mariage ne mont contraint à une hypocrisie excessive.
Bien sûr, je navais jamais éprouvé une passion
dévorante et mes sentiments se situaient certainement loin en
deçà de ceux de Michèle à mon égard,
mais Michèle était une femme intelligente, cultivée
et séduisante qui me rappelait à tout instant ma réussite
sociale. Sur le plan physique, cette épouse à la quarantaine
resplendissante me comblait également. Dailleurs, complètement
immergé dans les tâches indispensables à lexpansion
projetée de mon entreprise, je navais guère le temps
et le goût de mintéresser à dautres
femmes.
~ * ~
Lorsque javais pu prendre le temps de souffler et de me retourner
sur le chemin parcouru, le bilan métait apparu incontestable.
Elevé dans un milieu de petits fonctionnaires, je vivais maintenant
dans une somptueuse demeure plus que centenaire, occupée précédemment
par Jean-Michel, et par son père avant lui ; en guise de pied-à-terre
à Bordeaux, je disposais dune maison de style Louis XV
dans le quartier Saint-Pierre, où Michèle avait habité
avant son divorce ; les biens propres de Michèle, ajoutés
aux valeurs immobilières et boursières dont elle avait
hérité des défunts me plaçaient, par la
communauté de notre régime matrimonial, à la tête
dune des premières fortunes bordelaises, voire dAquitaine.
Javais en quelque sorte chaussé les sabots des morts et
raflé des ufs que dautres avaient couvés
Mais
la SOTRAQUI ? Le décuplement de son chiffre daffaires depuis
mon arrivée nétait pas dû aux Castanède,
mais à moi seul ! Et surtout pas à une épouse qui
mapparaissait soudainement comme un boulet trop longtemps supporté
!
Nos liens sétaient alors distendus. Javais eu des
aventures, mais sans jamais mattacher. Michèle lavait
appris et jeus droit à des scènes terribles allant
des menaces de suicide à celles de divorce. Javais toujours
nié, énergiquement dabord, distraitement par la
suite, pour finir par ne plus répondre. Nous avions fait chambre
à part et il marrivait fréquemment de passer des
nuits à Bordeaux, pour être proche de notre siège
en ville et à pied duvre aux aurores le lendemain,
prétendais-je. Bien sûr, Michèle ne me croyait pas
et je men fichais éperdument. Mes liaisons étaient
dailleurs notoirement connues, puisque le seul endroit où
je ne métais pas affiché avec mes maîtresses
était le domaine de La Brède.
Nous navions pas denfant. Je nen désirais pas.
Michèle ne pouvait pas en avoir et le fait davoir été
mariée à un médecin ny avait rien changé.
Jétais rassuré sur ce point. Les choses auraient
pu durer en létat, avec les régulières crises
de colère ou les allusions perfides de Michèle, ses reproches
et parfois ses insultes que jaccueillais stoïquement. Mais
Michèle avait à nouveau brandi la menace du divorce. Le
fait me semblait devoir, cette fois, être pris au sérieux.
Michèle avait pris conseil auprès dun avocat et
naurait certainement eu aucun mal à me faire attribuer
tous les torts. Quitter La Brède, abandonner richesse et vie
confortable ne meffrayait pas démesurément. Ce qui,
en revanche, me terrifiait, cétait la possibilité
de me séparer de la SOTRAQUI qui navait plus rien en commun
avec le mammouth ronflant et végétant des Castanède.
Dune certaine manière, javais créé
la SOTRAQUI. Jamais, je ne supporterais de la perdre. Cela, Michèle
lavait parfaitement compris. Elle mavait clairement exposé
que son objectif principal était de me retirer tout ce pour quoi
je vivais.
Sous les apparences dune capitulation et dune contrition,
javais décidé de contre-attaquer. Il nétait
nullement question de démanteler la société en
vue dun partage ou devenir lemployé de mon ex-femme.
Lanalyse de la situation navait pas été longue,
avant de considérer le veuvage comme issue la mieux seyante à
mes ambitions intactes.
Je repensais à tout cela chez le fleuriste, doù
je faisais expédier à La Brède un énorme
bouquet de roses blanches et jaunes parsemé de quelques magnifiques
orchidées. Jachetais aussi trois roses rouges et un vase
translucide que je gardais avec moi.
Javais quitté le bureau exceptionnellement tôt, pour
revenir à La Brède vers seize heures trente. Je savais
Michèle absente à cette heure-là puisqu'elle m'avait
confirmé qu'elle participait, comme tous les jeudis, à
une réunion de son club féminin d'aide sociale avec les
riches mégères désuvrées de son acabit.
Tant mieux ! Il mimportait dêtre seul : j'étais
allé la cuisine verser de l'eau dans un vase pour y placer les
roses rouges et lavais transporté dans la chambre où
je dormais encore seul ; après avoir procédé à
quelques autres préparatifs, javais refermé la porte
à clé et jétais allé attendre Michèle
dans le grand salon.
~ * ~
Lorsque Michèle est revenue, à 18 heures, elle ma
remercié pour les fleurs livrées plus tôt dans laprès-midi.
Ce fut avec une gentillesse teintée d'une certaine condescendance.
Dailleurs, je navais pas vu les fleurs qui devaient être
dans la chambre de Michèle. Ma chère épouse avait
donc préféré ne pas les laisser en vue. Elle voulait
sans doute me signifier ainsi quelle restait sur ses gardes. Elle
accepta néanmoins sans difficulté mon invitation à
dîner dehors. Deux heures plus tard, nous étions dans ce
fameux établissement de la Porte de la Monnaie. La Tupina est
une des grandes tables de Bordeaux, mondialement renommée, mais
sans laspect guindé de la plupart des établissements
de ce rang. Son décor de ferme, sa cheminée centrale dans
laquelle rôtissent des volailles au tournebroche à côté
du chaudron où mijote une soupe odorante, garantissent la chaleur
et lintimité que je tenais à donner à cette
soirée en tête-à-tête avec Michèle.
Le dîner se déroula dans dexcellentes conditions.
Je fis honneur au caviar dAquitaine, au foie gras des Landes poêlé
au raisin garni de pommes sarladaises et à la crème brûlée
au pain dépice. Un sauternes blanc château Rieussec
grand cru 1987 contribua largement à créer latmosphère
détendue que je recherchais. Je parlais beaucoup et mangeais
tout autant ; Michèle très peu, mais elle mécoutait
avec une attention comme seules les femmes amoureuses savent véritablement
accorder. Je navais pas revu telle attitude depuis longtemps.
Jévitais de parler de travail, évoquant plutôt
des sujets plus futiles et insistais sur mon envie croissante de prendre
des vacances en Espagne ou au Maroc. Avec Michèle, évidemment
! Cette hypothèse sembla rencontrer son approbation, car elle
souligna, quen cette saison, mieux valait descendre le plus au
sud possible.
Dans la voiture, sur le chemin du retour, je mis en route le lecteur
laser dans lequel javais pris soin de programmer la 5ème
symphonie de Beethoven afin de maintenir lambiance de cette soirée.
Michèle semblait somnoler, mais jétais convaincu
quil nen était rien. Sans doute devait-elle évaluer
cette nouvelle soirée réussie, la sincérité
de mes prévenances et les bienfaits de ces premières vacances
que nous pourrions prendre ensemble prochainement.
Je conduisais lentement, en silence, passant en revue les actes que
je devrais effectuer à notre arrivée à La Brède.
L'année précédente, jétais allé
passer un week-end avec Maryline à Condom, dans le Gers, chez
mon ami Christian Desarmagnac. Celui-ci, en gentleman-farmer du dimanche,
élevait pour le plaisir des volailles en semi-liberté.
Son élevage avait été la cible dattaques
répétées de chiens du voisinage. Christian avait
donc décidé déliminer les prédateurs.
Etant chimiste industriel, il avait eu lidée dutiliser
de fines ampoules remplies dun mélange gazeux à
l'effet létal. Quand Christian mavait expliqué les
déboires de son élevage et le procédé pour
y remédier, javais spontanément prétexté
des attaques similaires contre Cyrano, le cheval de Michèle,
trop vieux pour être encore monté et qui finissait paisiblement
son existence dans le pré jouxtant notre parc. Christian eut
d'abord quelques réticences à me donner les trois ampoules
qui lui restaient à Condom, mais finit par céder en prenant
soin de me mettre en garde sur les dangers de ce gaz. En dehors de l'ingestion
par un animal, le dispositif pouvait également être mortel
lors du bris de l'ampoule ; le gaz incolore et inodore se dilatait alors
au contact de l'air, mais plus dense que celui-ci, stagnait en un volume
égal à peu près à deux ballons de football
; l'inhalation pendant deux ou trois secondes suffisait à provoquer
une issue fatale, selon un processus agissant sur le sang - que Christian
me résuma dans les grandes lignes - et qui aboutissait à
un arrêt cardiaque ; si l'ampoule venait à se casser par
accident, il convenait donc de demeurer à un mètre de
l'émanation qui se dissipait, dans un espace non confiné,
au bout d'une demi-heure environ, sans plus aucun risque.
Je ne savais pas pourquoi javais inventé cette histoire.
Certainement, parce quavait déjà germé dans
mon cerveau lidée encore confuse du plan que je mapprêtais
à réaliser. Javais libéré toute la
rage dun véritable mort de faim au service de mon ascension.
Je nallais pas, à quarante-deux ans, me résigner
à tout perdre, sans lutter, sur un simple caprice de Michèle
et au gré de ses ressentiments.
~ * ~
A notre arrivée, je continuais à me montrer prévenant
et je proposais à Michèle de nous servir une coupe du
champagne que j'avais mis au frais pendant qu'elle irait se changer
pour être plus à l'aise. Elle me répondit avec un
sourire un peu absent, comme si elle flottait entre rêve et réalité
:
- D'accord. Donne-moi quelques minutes.
- Prends ton temps ma chérie.
Dès qu'elle eut quitté la pièce, je me précipitais
dans ma chambre ; pour y chercher les roses, ainsi qu'une des trois
ampoules de gaz cachées dans le tiroir de mon meuble de chevet
et une règle triple décimètre en fer. Mes gestes
étaient mécaniques et précis, tant de fois j'avais
répété mentalement et même simulé
cette scène en situation. Je revins dans le salon et disposais
le vase, non pas sur la table basse, mais sur une commode assez haute
pour que les fleurs soient à peu près à hauteur
du visage de Michèle. A la tige de l'une d'elle, j'avais noué
une cordelette de velours qui passait à l'autre extrémité
dans l'illet d'une carte de vux, sur laquelle j'avais écrit
"avec mon amour, joyeuse fête Michèle". Je ne
voulais pas donner la possibilité à Michèle de
s'éloigner du piège pour lire ce message d'amour empoisonné.
Je laissais tomber l'ampoule au fond du vase et j'ai introduit la réglette
dans le vase ; à travers la paroi transparente, je n'ai eu aucun
mal à en diriger le bout carré au dessus de l'ampoule
et, d'un coup sec, à écraser celle-ci ; je me suis reculé
vivement pendant qu'un gros mais bref bouillonnement se produisait dans
le récipient, en éjectant quelques gouttes ; j'ai prestement
jeté la tige de métal sous le canapé et je me suis
rendu dans la cuisine pour aller y chercher le champagne ; en prenant
les coupes, je me suis aperçu que mes mains commençaient
à trembler et j'étais trempé de sueur.
~ * ~
J'étais revenu au salon depuis cinq minutes au moins, la bouteille
et les coupes remplies étaient sur la table basse et j'attendais
Michèle debout, en essayant de me retenir de faire les cent pas
et je m'efforçais de faire le point sur la suite des opérations.
Si tout se passait bien, j'irais chercher ses cachets qu'elle n'aurait
pas pu prendre parce qu'elle avait perdu connaissance ; j'attendrais
un quart d'heure avant d'appeler le docteur Sorant qui est un ami et
aussi le médecin traitant de Michèle ; compte tenu de
l'éloignement, le temps mis par les secours pour parvenir jusqu'à
La Brède devrait être suffisant pour garantir une "issue
favorable" même en supposant que le produit n'ait pas été
efficace immédiatement ; compte tenu du passé médical
récent de Michèle, il n'y aurait aucune raison de supposer
autre chose qu'une banale crise cardiaque ; il faudrait que je me débarrasse
sans tarder du vase, des roses, de la règle et des ampoules de
gaz restantes
Mon esprit s'emballait, à la limite de la
panique, mais ce n'était pas plus mal, puisque j'aurais à
jouer le rôle du mari complètement dépassé
par la situation.
Lorsque Michèle est entrée dans la pièce, j'ai
été étonné de constater qu'elle ne s'était
pas changée ; elle portait toujours son ensemble tailleur et
même ses bijoux.
- Je nous ai servis ma chérie. Mais d'abord je voudrais te donner
ceci
dis-je en lui désignant les roses.
Elle avait une attitude étrange ; elle s'était immobilisée
à distance respectable de moi ; elle a porté le regard
vers les fleurs et esquissé un sourire dans lequel j'ai cru déceler
une sorte d'ironie qui a déclenché chez moi un malaise
indéfinissable.
- Il y a un petit mot pour toi
tu
tu ne veux pas le lire
d'abord ? ai-je hésité.
Michèle ne m'a pas répondu et m'a fixé, avec quelque
chose dans les yeux qui maintenant m'inquiétait réellement.
Puis, elle a tourné la tête vers l'entrée du salon.
J'ai regardé dans la même direction et ce que j'ai vu m'a
stupéfié : dans l'encadrement de la porte, se tenait un
homme dont le visage me disait vaguement quelque chose
- Mais qu'est-ce que
En même temps que je me rappelais qui était cet homme,
je m'apercevais d'un détail qui m'avait jusqu'alors échappé
: cet individu, dont je n'avais sûrement jamais su le nom, était
le prof de gym de Michèle
et il avait un revolver pointé
sur moi !
Il est venu se placer au côté de Michèle, en me
menaçant toujours de son arme. L'évidence m'est alors
apparue lumineuse : ma fragile et vertueuse épouse et son complice,
peut-être son amant ! J'aurais pu, dans d'autres circonstances,
trouver la tournure des événements grand-guignolesque,
mais plus encore que le revolver, c'était Michèle qui
me terrifiait ; elle exprimait une haine silencieuse d'une intensité
que je ne pouvais concevoir.
J'ai voulu établir un contact:
- Michèle, mais qu'est-ce qui se passe ? Michèle, parle-moi
Elle n'avait visiblement pas l'intention d'entamer un dialogue, ni de
me donner la moindre explication. Elle a seulement dit à son
acolyte:
- Vas-y ! Tue-le!
Une faible détonation a précédé un choc
violent dans ma poitrine. Plus que la douleur, le flot inondant ma bouche
et le goût du sang mont fait mesurer la gravité de
ma blessure. Je me suis dit que l'arme ne devait pas être de gros
calibre, car limpact ne mavait pas rejeté en arrière,
ni même fait reculer. Jétais demeuré sur place,
le souffle coupé. Jai baissé les yeux pour contempler
un instant ma chemise blanche qui sétait ornée dun
plastron écarlate, avant de fixer à nouveau Michèle.
Incrédule, je la découvrais telle que je ne lavais
jamais vue. Tous ses accès de violence verbale, voire physique,
sétaient toujours déroulés dans des moments
dhystérie. Or, javais face à moi une femme
parfaitement calme et glacialement lucide. Lui, maintenait à
deux mains son arme braquée sur moi. Jai voulu prononcer
le prénom de Michèle, ne parvenant à produire quun
chuintement incongru, tandis quune brûlure atroce déchirait
mes poumons qui ne semblaient plus fonctionner. Jai pensé
que, dune quelconque autre manière, il me fallait renouer
un lien avec elle pour gagner du temps. Ne pouvant lui parler, jai
fait un pas pour m'approcher d'elle. Cest alors que l'autre a
tiré pour la seconde fois. Atteint à nouveau à
la poitrine, jai basculé en arrière, renversant
dans ma chute le canapé auquel jai tenté de magripper.
Michèle et l'homme étaient hors de mon champ de vision.
Jai essayé de tourner la tête pour les voir, sans
y parvenir. Je ne pouvais que fixer les roses à quelques mètres
de moi. Seules les fleurs demeuraient nettes, au cur dun
halo. Les alentours devenaient vaporeux, la réalité évanescente.
Michèle a toujours adoré les roses. Jai tenu pour
certain qu'elle irait bientôt respirer leur parfum et lire mon
dernier message. Je néprouvais plus aucune douleur et je
me suis même senti sourire. Mais je gage quaucun muscle
de mon visage na frémi. Joyeuse fête Michèle
Un sale type
« Il y a deux choses qui
abrègent la vie : la folie et la méchanceté »
(Baltasar Garcian y Morales)
A quarante ans à peine, de petite taille,
plus large de hanches que dépaules, très myope,
une calvitie insidieuse le débarrassant rapidement dun
reste de chevelure achromatique, Eric Langefiel est maître de
conférences en Histoire-Géographie à luniversité
Montpellier-III. Il compense son manque de prestance par laffirmation
de son autorité professionnelle. Obséquieux à légard
de sa hiérarchie, il exerce en permanence une pression tyrannique
sur ses assistants et ses élèves. Il adore également
capter lattention dun auditoire, lors de conférences
quil tient régulièrement à lauditorium
de la chambre de commerce et dindustrie ou dans lamphithéâtre
de luniversité Paul Valéry.
En réalité, Langefiel nest pas particulièrement
brillant, loin s'en faut. Dune intelligence ordinaire et dune
capacité danalyse des plus quelconques, il possède
toutefois assez de rouerie pour choisir avec soin des sujets détudes
qui nintéressent que le plus petit nombre de ses collègues
et même, si possible, aucun- pour ne souffrir daucune
comparaison. Il se réjouit de constater que le vivier des profanes
qui tentent de se singulariser en assistant, par exemple, à ses
interventions sur "l'évolution de l'influence de l'église
sur les chants traditionnels en Micronésie, du XIXème
siècle à aujourdhui ", semble inépuisable.
La connaissance constituant le véritable pouvoir, ces oisifs
se considèrent alors les récipiendaires privilégiés
dun inestimable savoir quils se feront un devoir, avec une
suffisante supériorité, de distiller à leur tour
à la multitude pour la plus grande gloire du petit maître.
Cette troupe de chats bottés est nécessaire et presque
suffisante à ce piètre Marquis de Carabas mégalomaniaque.
Caricature bouffonne du Marquis de Sade également, car un dérisoire
sentiment de puissance émerge de temps à autres dans la
vie conjugale de Langefiel, grâce à une épouse fade,
niaise et totalement soumise à ses déviations sadomasochistes.
Langefiel est un être prudent jusquà la frilosité.
Son autoritarisme et ses abus de pouvoir ne sont destinés quà
des individus socialement ou psychologiquement faibles. Il ne sattaque
jamais à ses pairs. Il ne sagit pas de solidarité
ou desprit de corps, mais simplement de la crainte dune
riposte quil sait être incapable dencaisser. Pour
autant, son caractère vindicatif est réel. Vis à
vis de ses égaux ou supérieurs, il sexprime de manière
indirecte, sournoise mais redoutablement efficace. Langefiel a sapé
des réputations, et même détruit des carrières.
A l'encontre d'un collègue endeuillé par la disparition
de sa femme, le poison fut injecté avec méthode :
- Je minquiète beaucoup pour Trubert. Il na pas lair
de surmonter le choc. Et cette rumeur selon laquelle il se serait mis
à boire est insupportable. Il faut le soutenir au lieu de lenfoncer.
Je ne sais pas vraiment quoi faire, mais il faudrait laider !
Ces propos, onctueusement enrobés de générosité
et dindignation, furent naturellement adressés exclusivement
aux pires ennemis de Trubert. Dès lors, lintempérance
alléguée de ce dernier, inconnue auparavant, fut un secret
de polichinelle pour ladministration et les corps professoraux
et estudiantins. Bien sûr, peu importait que Trubert nait
jamais sombré dans lalcoolisme, même aux moments
les plus douloureux de son veuvage. Lorsque ces ragots, amplifiés,
revenaient à lui, Langefiel protestait de plus en plus mollement
:
- Non, je ne peux pas croire ça ! Vous êtes sûr ?
Et bien, malheureusement, cela prouve que les plus solides dentre-nous
ne sont pas hors datteinte de ladversité
Pauvre
Trubert
Trois mois plus tard, Trubert fut fermement invité à solliciter
un congé de longue maladie pour dépression profonde. Langefiel
récupéra lentier bénéfice de leur
contribution à un ouvrage universitaire collectif intitulé
"cultures et religions en Océanie". Cette contribution
avait été essentiellement apportée par Trubert,
mais quelle foi aurait pu être accordée aux réclamations
qui ne vinrent jamais- dun individu dont livrognerie
était devenue de notoriété publique ?
Ce nest, en exemple, quun des épisodes de lodyssée
malfaisante de Langefiel, parsemée de "faits darmes"
anonymes dont il jouit solitairement, répugnant à les
relater dans le détail à son épouse Tatiana. Celle-ci,
jugée trop stupide pour apprécier à leur juste
mesure ces sordides fourberies lui tenant lieu de machiavélisme,
est pourtant le meilleur des publics du petit homme : point ne lui est
besoin de comprendre pour admirer dévotement sa moitié
en buvant ses paroles dont elle ne peut appréhender le quart,
mais qu'elle reçoit comme l'hostie de la communion.
~ * ~
Pour une complète perception de Langefiel, il faut intégrer
le personnage de Tatiana. Moins âgée de quelques années
que son mari, elle forme avec lui un couple
étonnant !
Toujours maltraitée, rabrouée sans ménagement devant
des tiers par Langefiel, il arrive parfois à Tatiana de sabandonner
à des sanglots convulsifs, sonores et grotesques qui provoquent
davantage lhilarité difficilement contenue des spectateurs
de ces épanchements, que leur sollicitude. Tatiana nen
veut jamais à Langefiel. Ses seuls reproches sadressent
à elle-même, incapable de se hisser à la hauteur
de cet époux dexception.
Langefiel est athée ; Tatiana, catholique convaincue, na
donc plus mis les pieds dans une église depuis son mariage ;
Langefiel a également exigé quelle cesse dapporter
son concours bénévole au Secours Catholique et aux Guides
de France ; Tatiana sest exécutée sans protester
; prétextant une allergie pathologique, Langefiel a contraint
Tatiana à se débarrasser de son chat, Farine, qui lui
tenait compagnie depuis huit ans. Les incompatibilités et les
allergies de Langefiel ne se limitant pas aux animaux de compagnie,
il a évacué définitivement la question des enfants
et obligé Tatiana, consternée mais obéissante,
à se faire stériliser. Quant à la mère de
Tatiana, dont celle-ci est pourtant la fille unique, Langefiel nimagine
même pas consacrer une seule journée de libre à
la visiter à Perpignan. Eric ne la jamais formulé
expressément, mais Tatiana sent bien que cette belle-mère,
veuve dun ancien employé de voirie municipale ne présente
pour lui aucun intérêt, voire linsupporte avec son
accent et son allure si populacières ! Aussi, Tatiana na-t-elle
pas revu sa mère depuis plus de deux ans, se contentant de lappeler
au téléphone. Et encore est-ce le plus possible à
partir de son bureau, pour ne pas indisposer Eric. Originellement dune
pruderie et d'une pudibonderie à toute épreuve, Tatiana
a aussi cédé aux extravagantes exigences sexuelles de
Langefiel. Sans en retirer le moindre plaisir physique, elle éprouve
néanmoins la satisfaction affective de satisfaire, et peut-être
de combler son mari - du moins lespère t-elle- sur un plan
intime.
Tatiana est même honteuse de son emploi à la Recette Principale
des Postes de Montpellier, au guichet philatélie. Comment pourrait-elle
raconter ses banales et mornes journées de travail à celui
qui évolue dans de si hautes sphères et dont il la tient
soigneusement écartée ? Pourtant, une fois, une seule
fois, l'année dernière, Tatiana sest sentie utile
à Eric, malgré son complexe d'infériorité
: sur linjonction de son maître adoré, elle a subtilisé
des timbres courants à trois francs, mais présentant un
défaut dimprimerie et donc destinés à être
détruits. Langefiel a déjà écoulé
vingt et une des trente planches de cent timbres auprès dofficines
philatéliques de Montpellier, Avignon, Aix-en-Provence, Marseille
et Paris. Les anomalies des pièces dérobées ayant
plus que décuplé leur valeur nominale, Langefiel a retiré
un bénéfice important de son petit trafic. Manne dont
Tatiana na nullement profité puisque la tenue du ménage
est depuis toujours financée par son seul salaire, Langefiel
ne lui donnant jamais un sou. Aujourd'hui encore, elle ne sait toujours
pas ce quEric peut bien faire de ses revenus très largement
supérieurs aux siens. Lhéritage conséquent,
notamment en biens immobiliers situés à Montpellier, qua
reçu Eric de son père décédé trois
ans plus tôt, na absolument pas modifié leur train
de vie. Le couple ne sort jamais. Ni théâtre, ni cinéma,
ni concert, ni restaurant. Les besoins vestimentaires sont satisfaits
au strict minimum, surtout pour Tatiana, Langefiel devant quant à
lui assumer quelque peu les signes extérieurs de son appartenance
à lélite universitaire. Tatiana dépasse Eric
dune bonne demi-tête ; elle a donc interdiction de porter
des chaussures à talons hauts. Sans avoir jamais été
dune beauté époustouflante, Tatiana était
autrefois plutôt coquette. Cétait avant son mariage,
il y a quinze ans ; il y a une éternité, avant que langoisse
permanente de décevoir Langefiel népaississe prématurément
sa silhouette et ne bouffisse son visage. Pourtant, lorsquil arrive,
très rarement, à Tatiana de sexaminer dans un miroir,
elle croit y déceler encore la possibilité de retrouver
un certain charme qui pourrait raviver lintérêt dEric.
Elle ne pense pas une seconde à d'autres hommes, même imaginaires
; hormis Eric, nul ne compte !
Tatiana, souffre-douleur consentant de Langefiel,
pourrait porter au front, avec extase et fierté, une inscription
marquée au fer rouge "NÉE POUR SOUFFRIR". Souffrir
pour LUI, pour ERIC évidemment ! Cest pourquoi Tatiana
ninspire généralement aucune compassion.
Amoral, égoïste, hypocrite, manipulateur, cupide, avare
et bien d'autres choses plus abjectes encore
Langefiel est un
pur concentré dinhumanité. Tatiana, elle, nest
rien ni personne, même pas l'ombre d'Eric
Elle est la suprême
insignifiance incarnée ! Le must d'une existence transparente
et inutile !
~ * ~
La première rencontre en tête-à-tête entre
Langefiel et le conseiller Michel Baldavini, adjoint au maire de Montpellier,
eut lieu dans le bureau de l'édile.
Ce matin-là, en sortant de son appartement du Boulevard Sarrail,
Langlefiel sétait hâté fébrilement
vers la place de la Comédie pour y prendre le tramway à
destination de lHôtel de Ville. Trois semaines auparavant,
un vin dhonneur y était donné en raison du départ
en retraite dun universitaire, par ailleurs conseiller municipal.
Langefiel navait pu que saluer le Maire, très entouré.
En revanche, il avait réussi à discuter longuement avec
un de ses adjoints, notamment de généalogie. Lélu
sétait montré très intéressé
et avait révélé à Langefiel quil aurait
souhaité connaître plus précisément la partie
de larbre de son ascendance originaire de la région montpelliéraine,
lautre étant dorigine italienne. Langefiel avait
saisi avidement cette opportunité et proposé ses services
et ceux du cercle auquel il appartient. Ladjoint avait paru assez
gêné en déclarant ne pas vouloir abuser, mais Langefiel
avait balayé ses objections en assurant que cela serait un plaisir
pour lui et, surtout, une occasion dassouvir une de ses grandes
passions.
Après des recherches acharnées et anxieuses, Langefiel
avait réuni des éléments qui avaient largement
satisfait Baldavini. Au lycée, des démarches similaires
sur des sujets quelconques, à destination de ses professeurs,
lavaient souvent fait traiter de "lèche-cul"
par ses condisciples. A cette évocation, Langefiel a toujours
eu un rictus de mépris. Il na jamais eu cure de ce que
pouvait penser quiconque ne méritant pas de figurer dans son
carnet dadresses au titre de débiteur potentiel. Peut-être
nobtiendrait-il jamais rien de cet élu et il navait
dailleurs rien de particulier à lui demander à lépoque.
Mais, plus tard ? Aucune de ses actions n'était gratuite mais
un investissement pour l'avenir. Et il sentait, assez confusément
encore, que le moment de toucher les dividendes de son attitude servile
se rapprochait
Calculateur, Langefiel se définit plus encore par le caractère
intuitif de son opportunisme qui a été payant une fois
de plus. Baldavini lavait chaleureusement remercié. Au
cours des mois qui suivirent, les invitations à déjeuner
et à dîner, seul à seul, sétaient succédées,
au rythme dune ou deux fois par semaine, le plus fréquemment
aux restaurants La Diligence et Le Chandelier. Baldavini réglait
toujours la note, ayant repoussé demblée les protestations
de pure forme de Langefiel, soulageant le cur et le portefeuille
effarouchés de ce dernier. Malgré la promesse dune
subvention au cercle de généalogie, Eric eut rapidement
le sentiment que Baldavini ne sintéressait plus que très
modérément à la généalogie et à
l'héraldique ; dailleurs, lors de leurs entretiens, il
nen fut bientôt plus du tout question. Si Eric évoquait
ces sujets en amorce de discussion, Baldavini déviait rapidement,
avec un agacement manifeste. Il était également étonnant
que cette sympathie récente nait pas conduit Baldavini
à proposer une sortie en compagnie de leurs épouses respectives.
Mais Eric navait aucune raison de sen plaindre, redoutant
plus que tout la mauvaise impression que la vulgaire médiocrité
de Tatiania ne manquerait pas de produire sur un personnage de cette
qualité.
Baldavini décrivait avec enthousiasme les grands dossiers du
développement montpelliérain : rénovation de quartiers,
intensification du réseau piétonnier, renforcement du
potentiel de la Zone dAménagement Concertée de Figuières
Sans aucun prosélytisme, il demeurait toujours au niveau dun
exposé strictement économique. En étant choisi
comme confident de renseignements qui dépassaient, de loin, le
stade de linformation générale dispensée
au citoyen lambda, Langefiel se sentait gonfler dorgueil. Pourtant,
au-delà de la satisfaction de sa vanité pathologique,
il subodorait que le but véritable poursuivi par Baldavini navait
pas encore été révélé.
Puis Baldavini en vint à suggérer à Langefiel de
participer, à titre privé, à la société
déconomie mixte du futur golf de dix-huit trous de la Pardéranne.
Pour Baldavini, en tant quélu et donc initiateur public
de ce projet, une prise dintérêt était évidemment
exclue puisque totalement illégale. Langefiel avait certes un
confortable patrimoine composé essentiellement de biens immobiliers,
mais ses liquidités étaient réduites. De plus,
la grande bourgeoisie et les gros industriels de Montpellier et de la
région navaient nullement besoin de lapport financier
dEric pour constituer le pôle privé destiné
à donner corps à ce projet. Un obscur petit prof d'université
n'avait pas sa place dans le cénacle politico-financier montpelliérain.
Non, Baldavini nétait pas encore au cur du sujet
! Langefiel comprit quil lui fallait effectuer le premier pas
afin que Baldavini se dévoile tout à fait.
- Vous savez Michel, je nai vraiment pas lenvergure financière
suffisante pour investir dans un tel projet. Et je le regrette ! Vous
mavez absolument convaincu que ceux qui participeront au développement
de notre ville feront, de surcroît, une excellente opération
pour eux-mêmes !
- Cest dommage Eric. Mais vous avez peut-être une autre
solution
Je dois dîner un de ces jours prochains, avec quelques
amis. Jaimerais que vous vous joigniez à nous.
Cest ainsi que Langefiel fit la connaissance de Claude Papalian
et André Prudhomme, conseillers régionaux, ainsi que de
deux entrepreneurs de travaux publics, Jean Pénin et Michel Bonier.
A partir de là, les discussions devinrent ouvertes et lenjeu
plus clair. Langefiel sétait vu proposer de créer
une société dinvestissement grâce à
des fonds qui lui seraient apportés par ses interlocuteurs. Simultanément,
Langefiel rétrocéderait la quasi-totalité de ses
parts à de nouveaux actionnaires dont les noms nétaient
pas inscrits sur lacte sous seing privé non daté.
En résumé, Langefiel devait accepter de servir de prête-nom,
en contrepartie dune infime -mais fort juteuse- participation
à cette société, sans débourser un centime.
De plus, Langefiel recevrait trois millions d'euros en liquide. Langefiel,
qui navait jamais été torturé ni encombré
par une quelconque forme de morale, avait été effrayé
par lénormité de lopération et les
risques encourus. Mais lattrait du gain et lévidente
maîtrise de ses éventuels partenaires avaient vite emporté
sa décision.
~ * ~
Deux mois plus tard, à laéroport
Montpellier-Méditerrannée, Langefiel avait attendu le
vol Air France en provenance de Paris sur lequel se trouvait Pénin,
lun des deux entrepreneurs véreux. Puis, à la
sortie des voyageurs, Eric avait pris possession dune valise
de billets. Il avait été mortifié que le chauffeur
de taxi loblige à se séparer de son précieux
chargement pour le placer dans le coffre de la voiture. Arrivé
à destination, il avait couru vers son immeuble, sétait
engouffré dans lascenseur, avait ouvert sa porte en faisant
par deux fois, dans son excitation, tomber ses clés. Il sétait
ensuite précipité dans son bureau en refermant derrière
lui, repoussant au passage avec brutalité cette gourdasse de
Tatiana qui s'avançait, les lèvres tendues, pour souhaiter
la bienvenue à son époux chéri. Il avait contemplé
longtemps le contenu de la valise, tenté de compter les billets,
se trompant, recommençant, y renonçant tant son trouble
était grand. Samedi, dix-huit heures vingt-cinq ! Trop tard
pour déposer largent à sa banque. Dailleurs,
il lui faudrait changer dagence pour ne pas susciter létonnement
de son chargé de compte. Peut-être même répartir
la somme entre plusieurs établissements. Voilà ! Cest
exactement ce quil ferait dès lundi matin. Dans lintervalle,
il veillerait son magot. Il ne dormirait pas! Mais il fallait dabord
compter cet argent ! Il était certain que la somme exacte y
était. Mais il voulait, il avait besoin de compter et recompter
cette fortune pour réaliser vraiment, pour communier avec les
billets. Il avait repris son comptage, sétait trompé
encore et avait décidé de faire appel à Tatiana.
Quelle serve à quelque chose, cette idiote, au moins
une fois dans sa vie !
- Tatiana !
- Oui, mon chéri ?
- Viens dans mon bureau !
- Attends un moment, mon chéri. Je mets le lave-linge en marche
et jarrive.
- Ne memmerde pas avec ton foutu linge ! Je te dis de venir
tout de suite ! Dépêche-toi !
Tatiana avait émis un petit couinement de contrariété,
mais elle sétait exécutée docilement sans
protester.
Au fond, puisque Eric ne pouvait exhiber son butin devant des tiers,
il avait été heureux, une fois nest pas coutume,
que Tatiana fût le témoin de sa plus belle réussite.
Tatiana, pantelante et bouche bée, avait regardé les
tas de coupures d'euros empilés sur le bureau directoire dEric.
- Mais quest-ce que cest, chéri ?
- Tu vois bien ce que cest, espèce dandouille !
Cest pas des sucres dorge ! Ne pose pas de question débile
! Je ne te demande pas de débiter des âneries, mais seulement
de compter avec moi, un point cest tout !
Tout en abreuvant dinjures Tatiana parce quelle sétait
trompée à plusieurs reprises, Langefiel avait fini par
mener son entreprise à terme. Pas un euro ne manquait. Trois
millions d'euros ! Tatiana avait fixé cette masse dargent,
ébahie, nosant plus questionner Eric. Derrière
les épais verres des lunettes, les petits yeux porcins de Langefiel
allaient et venaient de largent au visage benêt de son
épouse. Des sentiments mêlés de puissance, de
mépris et de désir pervers lenvahissaient. Il
sétait ébroué pour recouvrer ses esprits
et avait aboyé :
- Jai faim. Va me préparer à manger et sers-moi
dans le bureau !
Quand Tatiana eut déposé devant lui un plateau-repas,
elle fit mine de s'asseoir face à lui pour lui tenir compagnie,
mais il la congédia sans ménagement:
- Allez, maintenant évacue! Jai besoin de réfléchir.
Et débranche le téléphone ! Je ne veux pas être
emmerdé par ta mère !
Les événements dépassaient visiblement Tatiana.
Eric lavait expulsée avec rudesse du bureau et avait
refermé à clé, afin de sisoler. Elle était
demeurée un instant devant le panneau, bouche bée, puis,
autant par la force de lhabitude que par véritable détresse,
elle sétait mise à pleurer.
Langefiel avait mangé avec voracité sans quitter du
regard son riche étalage. Il avait compté encore quelques
liasses, pour le plaisir. Il avait entendu le son de la télévision
derrière la porte. Cette idiote était certainement captivée
par une de ses inepties favorites ! Une nouvelle fois, il avait mesuré
la hauteur qui séparait les cimes sur lesquelles il planait
et labîme dans lequel pataugerait inexorablement cette
imbécile pour le reste de son existence ! Plus que jamais,
Tatiana lénervait prodigieusement ! Et, de par ses instincts
déviants, Eric eut envie daller la prendre, là-bas
sur le canapé du salon, en la pinçant et la flagellant
durement. Cétait dans ces moments où il libérait
ses pulsions sexuelles que sexprimaient avec extase la supériorité
et le mépris dEric.
Non ! Langefiel chassa de son esprit les fantasmes qui lassaillaient.
Ce nétait pas le moment !
Il était resté longtemps, seul, avec son argent. Limage
dun Harpagon sétait imposée à lui.
Langefiel, habituellement sans aucun humour, avait souri à
cette évocation ; son sourire sétait transformé
en un ricanement de dément :
- Ridicule ! Ridicule ? Qui est ridicule ? Ceux qui riraient de me
voir ainsi ou moi avec ces trois millions d'euros ? Trois millions
d'euros ! Trois millions ! TROIS MILLIONS D'EUROS !
Eric avait éclaté dun rire sadique et triomphant,
avant de sinterrompre, subitement étreint par une terrible
anxiété. Il sétait dirigé vers la
porte, avait ouvert et appelé Tatiana du seuil, refusant de
séloigner trop de son argent.
- TATIANA ! TA-TIA-NA !!!
- Oui, mon chéri ?
- Viens voir ! Vite !
- Qu'est-ce que tu veux, mon chéri?
- Ecoute-moi bien ! Tu vas laisser cette porte fermée jusquà
lundi et nouvrir à personne si on sonne, dit-il en désignant
lentrée de lappartement. Tu as bien compris ?
- Oui mon chéri, mais la concierge doit venir me voir demain
matin pour prendre la mesure des fenêtres pour les rideaux
- JE MEN FOUS ! Je men fous de la concierge, je m'en fous
de toi et je m'en fous de vos rideaux ! Tu mobéis et
tu fermes aussi les volets roulants ! ET TOUT DE SUITE !
Langefiel avait refermé la porte violemment, hors de lui !
En pleine crise de paranoïa, car lappartement se situait
au quatrième étage ! Il avait lui-même déroulé
le store de son bureau pour se couper de ce monde hostile qui pouvait
menacer son bien, le menacer lui dans ce qu'il avait de plus précieux.
Après plusieurs heure de veille, Eric avait finalement été
vaincu par le sommeil. Lorsquil avait recouvré ses esprits,
assis à son bureau, la tête posée sur ses bras
croisés, il ressentit une lourde ankylose du bras droit et
une légère douleur sur le haut du front dues à
la position inconfortable prolongée. Il avait surtout besoin
daller aux toilettes. La pendule accrochée au mur en
face de lui indiquait dix heures trente.
Indécis, il avait regardé largent, puis ne pouvant
plus se contenir, il sétait résolu à sortir
et charger Tatiana de prendre le relais de la garde de son trésor.
- TATIA
La voix dEric sétait étranglée,
tant la rage létouffait : le salon était inondé
de lumière ! La baie vitrée était fermée,
mais cette abrutie avait ouvert le volet du balcon !
Tatiana, assise dans le canapé, sétait tournée
vers lui et avait risqué timidement :
- Bonjour, chéri.
La réponse dEric avait été vociférée
:
- Je tai dit de laisser ce volet fermé ! Je ne peux rien
te demander ! Tu es vraiment trop conne !
Instantanément, Tatiana adopta un trémolo larmoyant
:
- Mais chéri, ce nest pas de ma faute. Il ne marche pas.
Jai essayé de le débloquer, mais je ny suis
pas arrivé. Et je n'ai pas voulu te déran
- LA FERME ! Je dois tout faire moi-même ! Tu es complètement
nulle !
Langefiel, furieux, avait tenté de manuvrer la manivelle
du store et constaté le blocage. Il sétait alors
hissé sur le tabouret dont avait dû se servir inutilement
cette incapable de Tatiana, pour atteindre le mécanisme denroulement.
Tatiana, qui lavait suivi, avait dit dune petite voix
:
- Sois prudent mon chéri !
- Ah, toi, fous-moi la paix, triple buse !
- Attends, mon chéri, je vais te tenir avait osé insister
Tatiana, en saccrochant au pull-over dEric.
Débordant de haine, sentant une envie de meurtre le submerger,
Langefiel fut tenté de la rejeter dun violent coup de
pied, mais avait préféré se concentrer sur lindispensable
réparation.
Soudainement, il avait senti le tabouret se dérober sous lui.
Il avait battu lair frénétiquement de ses petits
bras pour tenter de se rétablir. Il avait cru un instant parvenir
à éviter le vide et retomber en arrière sur le
balcon. Mais ses tibias avaient heurté le haut de la balustrade
et il avait basculé en avant, plongeant tête la première
vers le béton éblouissant du trottoir. La stupeur lavait
empêché de manifester sa terreur. Il navait pas
crié, tandis que le hurlement désespéré
et strident de Tatiania avait occupé tout lespace et
le temps dont il eut conscience : environ vingt mètres et deux
secondes
~ * ~
Tatiania, vêtue de noir, hébétée et soutenue
par sa mère, fixe un des grands cyprès du cimetière
de Fabrègues, à onze kilomètres de Montpellier.
Elle reçoit les condoléances dun cercle restreint
de collègues dEric, de quelques étudiants ainsi
que de rares voisins venus témoigner leur sympathie à
la veuve. Tatiania répond machinalement à chacun, balbutiant
des bribes de remerciements incompréhensibles. Elle nentend
pas vraiment ce que lui disent ces gens dont la plupart lui sont inconnus.
Derrière le masque hagard, son cerveau fonctionne parfaitement.
Elle est plus lucide qu'elle ne l'a jamais été et ses
idées la portent déjà loin de ce lieu, ailleurs,
dans des paysages de vacances en harmonie avec la légèreté
de son cur.
- Ce tabouret de cuisine, je devais le jeter. Javais bien vu
que ses pieds ne tenaient plus que par deux vis à peine fixées
dans le bois compressé complètement pourri. Lorsque
le store sest bloqué, jai eu cette idée
! Jai attendu pendant des heures quil ressorte de son
bureau. Je nétais pas certaine que le tabouret céderait,
mais jétais décidée à ce quil
ny ait pas de seconde tentative. Je le tenais agrippé
par larrière de son chandail. Eric croyait que cétait
par sécurité. Lorsque je lai senti vaciller, jai
cru quil allait réussir à sauter hors de danger
et à s'en sortir. Alors, jai imprimé une poussée
sur ses reins. Pas fort. Presque rien. Mais cela a suffi pour quil
tombe. Il me prenait pour une idiote ! Ils me prennent tous pour une
idiote. Je men moque maintenant ! Je suis libérée
! Libre ! Riche et libre !
Une si jolie mélodie
"André
rêvait qu'il se penchait au bord de lui-même comme au bord
d'un précipice"
(Paul Villeneuve)
Je ne me souviens pas de ma vie de chiot.
J'ai vu le Monde, pour la première fois "avec ces yeux là",
il y a vingt semaines sur le haut plateau de Yates. Dans une fulgurance
! A l'instant même où, beaucoup plus à l'ouest,
le corps d'Emma se disloquait sur les rochers qui assiègent les
falaises de Pity Bay.
Je ne me rappelle pas non plus d'une seule émotion qui m'ait
pénétrée à cette seconde. Je n'avais conservé
ni la peur ni la douleur d'Emma. Je n'avais pas davantage été
frappée de stupeur lorsque le mystère de la mort et
de la vie ! - m'avait été révélé.
Je savais seulement et je vivais uniquement l'urgence de rejoindre André.
Il m'a fallu six jours et cinq nuits de course obsédée
sur le schiste gelé, à travers les ronces, pour rallier
le cottage. Javais les pattes en sang, le pelage arraché
par larges plaques et le cuir déchiré. Mais je savais
le chemin : rien ni personne n'aurait pu m'empêcher de retrouver
André. Chaque seconde perdue, par un quelconque détour
ou une allure plus raisonnable, meut infligé une plus grande
souffrance que les plaies qui marquaient mon nouveau corps.
Je suis arrivée après l'enterrement d'Emma. Naturellement,
je ne l'ai appris que plus tard. Malgré le froid de décembre,
la cheminée ne fumait pas. Emma entretenait pourtant le feu en
permanence depuis plus de deux mois... J'ai attendu quelques minutes
devant la maison avant d'en faire le tour, guettant le moindre bruit
qui m'eut signalé la présence d'André.
J'étais consciente que ma condition nouvelle me dictait de demeurer
à l'extérieur et d'attendre qu'André apparaisse
enfin. Mais je n'ai pu résister longtemps au besoin de franchir
la porte d'entrée restée ouverte et d'aller vers lui.
Je l'ai trouvé endormi dans le salon. Assommé plutôt.
La bouteille qu'il tenait encore serrée contre son flanc et dont
une partie du contenu s'était répandu sur sa chemise,
autant que les effluves qui me parvenaient, m'ont renseignée
sur son désespoir. A terre, d'autres bouteilles et des débris
de verre témoignaient de son malheur. Et de son amour...
Il commençait à faire sombre et plus froid encore lorsqu'il
s'est réveillé. Il lui a fallu plusieurs minutes pour
se redresser, difficilement. Il ne m'a pas aperçue tout de suite.
Et même lorsque son regard fiévreux s'est porté
vers moi, je ne suis pas certaine qu'il m'ait remarquée à
ce moment précis.
Ce n'est qu'en se levant, tout aussi péniblement, qu'il a semblé
me considérer. Ses yeux se sont à peine animés,
allant vers la porte ouverte et revenant à moi. L'explication
sans intérêt de ma présence ayant lentement cheminé
dans son esprit, il a simplement haussé les épaules sans
me prêter plus d'attention.
Il a vidé la bouteille qu'il n'avait toujours pas lâchée,
l'a laissé rouler à ses pieds et s'est dirigé d'une
démarche incertaine vers la grande lampe du buffet qu'il a allumée.
En le voyant ainsi, en pleine lumière, j'ai partagé plus
encore sa détresse. A l'évidence, il ne s'était
pas rasé et n'avait pas dû manger non plus depuis l'accident...
Il est immédiatement revenu s'effondrer sur le canapé,
ramenant sur lui une couverture imbibée et souillée. Sans
doute, cette clarté artificielle l'aidait-elle à réduire
des cauchemars que l'alcool seul ne parvenait pas à endiguer.
~ * ~
Deux jours se sont encore écoulés, pendant lesquels les
seuls déplacements dAndré furent vers la cave, pour
des approvisionnements en vin. A aucun moment, il ne salimenta.
Il se contentait de boire au goulot, entre deux périodes de quasi-coma.
Il navait pas refermé la porte du cottage, ce qui me permettait
daller et venir sans solliciter son intervention. Au troisième
matin de ma présence à ses côtés, André
se leva à laube et sadressa à moi pour la
première fois.
- Toujours là, le chien ? Tu veux madopter ? Tu fais une
sacrée affaire ! me dit-il dun ton ironique et désabusé.
Son attitude, dans les instants qui suivirent, me laissèrent
croire à un ressaisissement de sa part. Il déposa une
assiette au sol et y versa le contenu dune boîte de corned
beef.
- Tiens le chien, viens manger.
Il alla prendre une douche et se rasa, ce que je ne lavais pas
vu faire non plus depuis mon arrivée. Puis il se prépara
du café quil accompagna de biscuits secs. Une fois son
petit déjeuner achevé, il fit du feu dans la cheminée
puis entreprit dévacuer du salon les vestiges de ses beuveries.
Ce renouveau, qui faisait séloigner le spectre dune
issue que je redoutais dramatique, me procura un relatif soulagement.
André finissait juste de rendre au cottage un aspect présentable,
lorsque nous entendîmes un véhicule sarrêter
dans la cour. Je reconnus le bruit caractéristique de la vieille
camionnette de Joseph Mahony, lépicier de Webscooper, qui
nous livrait une fois par semaine. Je compris alors que lapparente
résurrection dAndré nétait que le sursaut
de dignité dun être désespéré
cherchant à dissimuler aux étrangers les traces de son
naufrage moral et physique.
Effectivement, à peine le commerçant reparti, André
reprit son errance éthylique. Il ne se souciait naturellement
pas de sauvegarder les apparences devant un chien. Cette monotonie destructrice
nétait régulièrement interrompue que par
le bref intermède des visites de Joseph Mahony. Un changement
notable sopérait pourtant : André me parlait ! Bien
sûr, il se parlait surtout à lui-même, en tenant
des propos incohérents et souvent inachevés
- Cest pas ton problème à toi, hein le chien ? Cest
fini maintenant
Trop tard
Foutu
Au bout de quelques semaines, André se tenait toujours à
lécart de tout être humain. Hormis lépicier
Mahony, il refusait tout contact. La recherche délibérée
de cet isolement ne rencontrait aucun obstacle, puisque le cottage que
javais acheté avant notre mariage est situé à
3 kilomètres du village de Webscooper et que notre plus proche
voisin, John Hence, réside à plus de 500 mètres.
Malgré cela, le comportement dAndré avait fini par
évoluer de manière légèrement positive :
nous sortions chaque jour pour une courte promenade jusquau belvédère
de Pity Bay, où nous demeurions quelques minutes. Je comprenais
parfaitement le motif de ce pèlerinage. Cest cette même
promenade queffectuaient chaque jour André et Emma. Ils
aimaient sasseoir sur le sol au belvédère, lieu
non aménagé et quils avaient eux-mêmes baptisé
ainsi. Ils y venaient souvent à la fin du jour pour regarder
le soleil qui disparaissait au-delà de larchipel des Hébrides.
Cest au belvédère quétait arrivé
laccident. Emma sétait imprudemment approchée
du bord de la falaise pour contempler les flots qui fouettent les rochers,
50 mètres plus bas. Elle avait perdu léquilibre.
André avait tenté de lagripper, sans pouvoir la
retenir. Emma était tombée dans un hurlement. Emma était
morte.
Les monologues dAndré devenaient plus cohérents.
Dailleurs, il buvait moins. Jaurais tellement voulu pouvoir,
moi aussi, lui parler. Lorsque je voyais sa tristesse saccentuer,
je le suppliais, dans un cri silencieux :
- Regarde mes yeux, André ! Regarde les yeux dEmma ! Reconnais-moi
!
Mais André ne voyait quun chien, dérisoire lueur
dans son univers de tourments, piètre agrément de sa solitude.
Jétais simplement " le chien ". Cela me convenait.
Je nétais plus vraiment Emma, mais je naurais pas
voulu être appelée dun autre nom par André.
Lamour dEmma était toujours en moi, grandi par la
tragédie et le spectacle du deuil douloureux dAndré.
Il me disait des fragments de son histoire, des tranches de vie que
je connaissais, parce quEmma les avait partagés ou quil
les lui avait racontés.
- Tu vois, le chien, cest ici, à Pity Bay que jai
connu le plus grand bonheur
et puis le malheur pour finir.
~ * ~
Au fil en pointillé de ses récits, je revoyais la rencontre
dEmma et dAndré. Une veuve quadragénaire et
fortunée rencontrant sur la Côte dAzur un écrivain
débutant en quête déditeur, sans le sou et
de seize ans son cadet ; un mariage dans la plus stricte intimité
à Webscooper trois mois plus tard. Le premier roman dAndré
navait jamais été publié, mais toute dévotion
consacrée à Emma, il ne paraissait plus guère sen
soucier. Consciente que son entourage considérait André
comme un coureur de dot, Emma sétait peu à peu éloignée
de toutes ses anciennes relations. Pendant les trois premières
années, le couple avait partagé son temps entre lappartement
parisien du marais, la villa de Saint-Jean-Cap-Ferrat, le cottage de
Webscooper et divers voyages en Europe et en Afrique. Puis, la présence
de lautre suffisant à elle seule à peupler lunivers,
André et Emma sétaient définitivement fixés
à Webscooper, comme hors du temps. Les seules escapades du couple
hors du Nord-Ouest de lAngleterre étaient, six fois par
an pour deux ou trois jours, à destination de Londres et Paris
où Emma rencontrait ses avocats daffaires avec lesquels
elle navait, hors ces entrevues ponctuelles, que des relations
par téléphone, fax ou courrier électronique. André
ne sintéressait en rien aux entreprises financières
dEmma, ne posait jamais aucune question. Lorsque Emma songeait
à ses anciens amis soupçonneux à lencontre
dAndré, elle néprouvait aucune colère
ni rancune. Seulement de la pitié pour ceux et celles qui ne
pouvaient imaginer et ne connaîtraient jamais un amour dune
telle plénitude.
Pourquoi André aurait-il supporté pendant quatre ans cette
existence austère dans une modeste bâtisse perdue dans
les brumes du Sutherland, alors quil aurait pu exiger et
obtenir sans rencontrer la moindre objection de vivre fastueusement
ailleurs ? La réponse était évidente, simple et
limpide : la passion dEmma navait dégale que
celle dAndré. Rien ni personne dautre ne comptait.
A défaut de voir ses uvres reconnues, André continuait
à écrire pour son seul plaisir. Il partait seul flâner
dans la campagne environnante pour y chercher linspiration, généralement
toute la matinée. Il revenait déjeuner, puis me consacrait
toute laprès-midi, avant de sisoler dans la soirée
pour noircir quelques feuillets.
Lorsquil se lançait dans ses évocations, je les
écoutais tout en laissant mon esprit inquiet vagabonder, parce
quelles ne mapprenaient rien sinon quAndré
existait sans vivre vraiment, tourné vers le passé, sans
projet ni envie décelable dimaginer un futur quelconque.
Un jour pourtant, un mot, un seul mot, me fit tendre loreille
:
- Sarah
Ce prénom avait été prononcé à voix
basse, dun ton presque étranglé, avant quAndré
se taise tout à fait, lair plus sombre que jamais. Il sétait
levé immédiatement pour rentrer. Sans savoir encore pourquoi,
jétais transie danxiété ; sentiment
justifié puisque André avait recommencé à
boire dès notre arrivée au cottage. Sarah
Ce prénom
me rappelait quelquun, mais je ne parvenais pas à situer
un visage ou un événement
Malgré mes angoisses, nous sommes retournés au belvédère
le lendemain. Cette fois-ci, le feuilletage de son carnet de souvenirs
a été un véritable coup de poignard pour moi. Sarah
! Sarah Appleton ! Je men souvenais à présent !
Cette jeune étudiante en informatique passait des vacances à
Webscooper, dans sa famille, lété dernier. Sur la
recommandation de son oncle, Joseph Mahony, javais fait appel
à ses services pour la saisie, sur traitement de texte, du second
roman dAndré. Cette uvre ne serait peut-être
pas davantage publiée que la première, mais André
tenait à lui donner une forme plus achevée quun
simple manuscrit raturé. Miss Mahony avait passé une quinzaine
de journées au cottage. Elle travaillait seule au début,
mais ayant de plus en plus de mal avec lécriture brouillonne
dAndré elle avait rapidement dû lui demander de lui
décrypter des passages entiers. André avait donc fini
par demeurer en permanence à ses côtés. Miss Manony
était timide et discrète et javais une totale confiance
en André
Et je découvrais quils avaient eu
une liaison. Pourquoi cela sétait-il passé ? Parce
que Sarah Mahony avait vingt-cinq ans de moins quEmma ! Quelle
naïveté ! La révélation de cette trahison
me donnait le sentiment physique dune agonie qui sacheva
avec le coup de grâce des dernières paroles dAndré
:
- Je suis tombé amoureux de Sarah, comme je ne lai jamais
été. Je voulais refaire ma vie avec elle. Jétais
convaincu quelle maimait aussi. Mais elle ne voulait plus
de ces rendez-vous clandestins. Elle ma demandé de quitter
Emma. Jaurais tant voulu que ce soit possible. Je ne supportais
plus ses attentions maternelles ; je ne pouvais plus vivre et dormir
avec cette vieille femme ; elle me faisait honte et je me dégoûtais.
Mais je savais que si je quittais Emma et que je demandais le divorce,
ses avocats se chargeraient de me faire retourner à mon dénuement
passé. Et javais conscience que Sarah ne se contenterait
pas éternellement de partager lexistence médiocre
dun écrivain raté. Alors, le jour où jai
vu Emma sapprocher du bord de la falaise, jai souhaité
quelle tombe. La providence a presque exaucé mes vux.
Elle a trébuché. Je me suis précipité, par
réflexe, pour lagripper. Et puis, en une fraction de seconde,
sans que je le décide vraiment, je lai relâchée.
Elle est tombée en criant. Je me suis détourné,
sans oser regarder en bas. De toutes façons, je savais quelle
navait pas pu survivre à la chute. Cétait
horrible, mais jétais libre.
Je suis allé donner lalerte chez le vieux John Hence qui
a prévenu la police. Je nai pas eu à jouer un rôle.
Jétais vraiment bouleversé. Terrifié même
par ce qui sétait passé. Tout le monde a cru à
un accident. Sauf peut-être Hence qui ma regardé
bizarrement à lenterrement. Il mavait rencontré
avec Sarah plusieurs fois sur les falaises. Je crois quil na
rien dit à personne, mais ce quil pouvait penser me faisait
peur. Maintenant, ça mest égal
Le lendemain de lenterrement, jai donné rendez-vous
à Sarah, ici au belvédère. Je lui ai dit ce que
javais fait pour elle et que plus rien ne nous empêchait
de vivre ensemble, que nous pouvions partir nimporte où.
Sa réaction ma crucifié. Elle était épouvantée.
Elle ma repoussée. Elle ma dit quelle navait
jamais voulu cela, que je lui faisais horreur, que jétais
un assassin. Mais, plus que ce qu'elle m'a dit, le dégoût
que j'ai lu dans ses yeux était terrible. Elle sest enfuie
en courant. Le lendemain, elle était partie.
- Voilà le chien, tu vois ce sont ces maudites falaises qui ont
détruit ma vie. Ces falaises
et Emma, même morte
!
André a proféré cette dernière phrase dun
ton haineux en sapprochant du précipice, comme pour chercher
à apercevoir, plus bas, le spectre dEmma. Il sest
mis à sangloter :
- Sarah, ma Sarah
Il ne regrettait pas la mort dEmma, il pleurait cette garce qui
ne lavait pas assez aimé pour supporter son crime. Cest
ce qui ma fait réagir. Jai bondi. Jai frappé
des quatre pattes André dans le dos, le propulsant vers le vide.
Il a plongé en gesticulant, mais na pas crié. Jai
manqué de peu basculer également. Je suis repartie vers
le cottage. Je savais quAndré ne fermait aucune porte à
clé et je me souvenais que celle sur larrière de
la maison souvrait dune simple poussée
Jai
réussi à pénétrer à lintérieur
et jai attendu, en repensant à ma vie, à la vie
dEmma. En définitive, derrière lillusion du
bonheur, une vie de chien depuis longtemps !
~ * ~
Le surlendemain, lépicier Mahony est revenu pour sa livraison
hebdomadaire. Comme il nobtenait pas de réponse après
avoir frappé à la porte, il est entré et a déposé
les conserves sur la table de la cuisine et la viande et les légumes
dans le réfrigérateur. Il a paru surpris de me voir seule
dans la maison, mais pas le moins du monde alarmé par labsence
dAndré.
- Bon, je suppose que ce nest pas toi qui va régler la
note, le chien, alors on verra ça la semaine prochaine dit-il
en me caressant affectueusement. A son retour, Mahony sest inquiété
en découvrant les provisions qui navaient pas bougé
de place. Il est allé voir notre voisin, John Hence, pour lui
demander sil avait vu André. Je lai suivi car, si
javais pu boire à la mare située derrière
le cottage, jétais réellement affamée. Cest
ainsi quont débuté les recherches qui ont permis
de découvrir le corps dAndré et que John ma
recueillie, puis adoptée quand il fut établi que mon précédent
"maître" ne reviendrait plus. Par un policier venu,
par routine, interroger John, jai appris que lévidence
simposait : André sétait suicidé parce
que la disparition dEmma lui était insupportable
Emma ne connaissait guère davantage John Hence que les autres
habitants de Wescooper, mais leurs rares rencontres, sur les falaises
ou au village, lui avaient donné limpression dun
vieil homme aimable et discret. Après deux mois passés
à ses côtés, jai conforté cette opinion.
Cest un homme bon. Je me demande souvent si, comme lavait
craint André, John avait soupçonné que la mort
dEmma ne fut pas naturelle. Mais jamais, dans les conversations
quil tenait avec ses interlocuteurs, je ne lai entendu évoquer
ce sujet.
Nous partons chaque matin vers neuf heures, John et moi, pour une ballade
de près de deux heures qui nous mène jusqu'au village
de Webscooper, en passant par le belvédère de Pity Bay.
Nous nous y arrêtons pendant quelques minutes. John scrute lhorizon
en souriant, comme sil se souvenait sans nostalgie de son passé
de marin. Cette pause rituelle ne ma pas surprise. John était
une des seules personnes quAndré et moi rencontrions sur
le chemin des falaises. Il nous saluait dun geste de la main avant
de séloigner discrètement.
Ce retour quotidien au belvédère fut dabord nécessaire
et douloureux, tout comme ce le fut pour André. Maintenant, cette
halte ne génère plus chez moi quindifférence,
voire impatience : lessentiel est ailleurs, plus loin
Ce
qui mimporte désormais nest pas non plus au cimetière
de Webscooper, où John passe fleurir la tombe de son épouse
de quelques roses cueillies dans son jardin. Je ne méloigne
plus vers les tombes dEmma et dAndré, disposées
côte à côte : bien que je respecte lacte de
commémoration de John, je néprouve aucun besoin
moi-même dhonorer des monuments funéraires qui nont
pas plus de signification que les dépouilles quils renferment.
Au pub où John va saluer ses amis, je dois encore patienter.
Lexultation débute sur le retour qui seffectue par
un autre chemin, plus court, à lintérieur des terres.
Il nous faut sortir du village en passant devant la maison des Scofield.
Sur la véranda, depuis peu, suspendue à une potence, il
y a une grande cage dorée doù sélève
le chant dun serin. John écoute cette mélodie, immobile
devant la clôture. Il trouve cela très beau. Je l'ai même
entendu murmurer que ce chant d'allégresse était une véritable
célébration de la vie... Il ne peut pas savoir
C'est
tout le contraire ! Moi seule peut comprendre. Les accents pathétiques
de cette complainte témoignent que la mémoire est la plus
implacable des prisons.
La seule ombre à ma sérénité de linstant
provient de la probabilité, quà la fin de la saison
chaude, Mrs Scofield rentre la cage à lintérieur
de la maison. Je ne pourrai plus voir loiseau. Je devrai me contenter
de lécouter jusquau printemps suivant. Mais il reste
encore bien de belles journées, alors Carpe Diem
Enfin, je donne le signal du départ par un bref aboiement adressé
à l'oiseau plus qu'à John.
- Chante encore, pleure encore, André mon amour. Même si
je sais que ce n'est pas pour moi. Je reviendrai demain